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Par Cécile Cau
Publié en ligne le 29 août 2006
Sommaire
Sous couvert d’anonymat, un "mégalo narcissique mythomane pessimiste " s’est emparé d'internet pour construire un site et y raconter ses petites frustrations "… C’est ainsi depuis un an : " Grosse Fatigue " se raconte sur "grosse.fatigue.free.fr" 1. " Le net me permet d’écrire sous couvert mes amertumes quotidiennes. Si vous dévoilez mon identité le truc est foutu ", raconte l’individu qui taira son nom. L’homme invite ainsi les internautes à se glisser "dans le désordre de son bazar intérieur " . Ambition généreuse et égoïste, loin des sites " marketing ", Grosse Fatigue écrit pour " laisser une trace " et, au-delà, " invite les gens à réfléchir à ce qu’il y a derrière son personnage ". Au fil des pages, Monsieur Fatigue, comme l’ont baptisé ses lecteurs, a tissé autour de son site un réseau d’aficionados. Des " je t’aime " de femmes qui déclenchent leur souris tous les jours, des " hystéros qui me gonflent ", des " créatures les plus violentes de la création " qui le traitent de misogyne, " beaucoup de donneurs de leçon ", des admirateurs " chialant sur son talent ", des expatriés qui lui parlent de " là bas " et une sociologue au Brésil qui le conseille en Bossa Nova… Quelquefois les mails échangés se terminent devant un verre, provoquant des complicités, voire des esquisses d’amitié " comme si l’on s’était toujours connu ". " C’est très étonnant, je tisse de véritables liens et je ne pense pas qu’ils soient illusoires " . De cet " espace d’expression ", Grosse Fatigue se targue d’avoir fondé du lien social. L’exemple pourrait paraître inconsistant s’il n’illustrait les différents aspects posés par la question " internet, quelles relations, quel lien social?".
L’appropriation de l’outil internet par l’individu, l’anonymat, le lien communautaire, l’appartenance, l’extériorisation de l’intimité, le réseau d’affinité, de connaissances… autant d’aspects que rassemble Grosse Fatigue et, à travers lui, le world wide web. Outil de conquête, outil citoyen, outil communautaire ou tout simplement d'expression, le net est sans aucun doute en train de faire repenser les relations sociales. Mais comment l'individu arrive-t-il à exploiter ce nouvel outil de communication, des forums aux sites personnels en passant par des sites communautaires ? Ou encore, comment, autour du web, se rassemblent de nouvelles communautés, reliées par des intérêts communs, une forte idée "d'appartenance" et une fidélité à toute épreuve. Aurait-on trouvé la plate-forme idéale pour palier à l’amenuisement des relations entre chacun ? Loin s’en faut. Rassemblant des centres d'intérêt communs, poussant à l'individualisme, internet ne cloisonne-t-il pas, d’un certain point de vue, la curiosité de chacun, ne compartimente-t-il pas la société, ne plonge-t-il pas l'individu dans un monde imaginaire ? A l’image de Grosse Fatigue il apparaît pertinent de voir comment et autour de quoi le lien social cybernétique se construit-il .
Quand d’aucuns évoquent le mot réseau, d’autres lui préfèrent l’expression de " tribalisme numérique ". C’est-à-dire l’idée que sur le net, chacun tend à créer son propre tissu social selon ses centres d’intérêt, ses passions ou ses appartenances culturelles. Le tribalisme numérique se réfère donc à la valeur personnelle que chacun se crée par ses propres navigations. A contrario, par exemple, de la télévision ou de la radio qui, médias de masse, proposent un menu identique à tous. Plus de hasard, mais des rencontres par affinité quand ça n’est pas par besoin. L’écran d’ordinateur devient ainsi le " lieu opportun de rencontres de plusieurs pensées ", comme l’explique Derrick de Kerckhove, chercheur canadien, ex assistant de Mac Luhan2. A se demander si ces petites unités d’experts planétaires ne feront pas, à terme, des inforoutes de véritables réseaux d’opinion ?
Mais on peut aussi espérer que la Nation, vue sous l'angle culturel plutôt que politique, ait un nouvel avenir prometteur. L'émergence de "nations globales", chinoise, française ou américaine ou indienne, fonctionnant à l'échelle de la planète dans un réseau de cohérence culturelle plutôt que de frontières géographiques, fonde quelque espoir.
Ce lien social se fonde aussi sur une " communication de l’esprit ". Invitant l’individu à sortir de son intimité, internet permet de lutter contre ce que Derrick de Kerckhove appelle " le dessèchement de l’individu ". Michel Bras l’a bien compris. Trois fois étoilé par le guide Michelin, ce cuistot ne saurait se passer ni des casseroles ni du web3. Membre actif de michel-bras.com, ce cordon bleu cybernétique a décidé de relier son lointain plateau de son Aubrac au monde, en installant une webcam pour filmer le vent. " Faire partager au quotidien l’ambiance de la maison ", c’est ainsi que Michel Bras reste connecté avec la planète.
A l’image de ce fil planétaire partant de Laguiole pour l’inconnu, internet invite à articuler de manière originale espace privé et espace public, rendant de plus en plus exiguë la limite entre les deux. D’autant que, loin de se confiner dans un espace propre, le réseau cybernétique franchit la porte de votre maison en même temps que vous. L’écran se promène sans impunité, du bureau au domicile en passant par la rue. Serait-ce là l’ultime manifestation des grandes solitudes urbaines ? Rappelons-nous que les pays les plus connectés sont aussi les plus isolés, l’Islande en tête au niveau européen avec 45 millions d’internautes (15 millions en France et 19 en Allemagne à titre de comparaison) 4.
Au delà de cette valorisation de liberté individuelle, internet c’est aussi l’émancipation individuelle, l’auto promotion possible. Ici, pas d’opprimés ni d’exclus. Les lieux sont ouverts, les réseaux sont larges. Derrière l’écran, il devient alors facile de jouer son double, celui qu’on voudrait être, le super héros parfait qui réside en chacun de nous. "Cette transparence de l’espace sera-t-elle à l’origine de certaines utopies ?" questionne alors Dominique Wolton5. Car " vient en effet toujours un moment où il faut éteindre les machines et parler à quelqu’un ", poursuit le chercheur.
La communication de l’esprit a remplacé la présence du corps. Avec l’ordinateur, c’en est terminé du jugement physique, de l’à priori racial et du délit de faciès. Les observateurs les plus optimistes voient en la communauté virtuelle un idéal de groupe humain où chacun serait libéré des contraintes sociales et des jeux de rôles imposés par la " vraie vie ". internet " oblige à trouver des modes de présence compensatoire : l’ écrit porte toute la charge de la relation de la construction de l’individu et de l’élaboration de l’ espace commun ", estime en effet Valérie Beaudoin, sociologue au centre national d’études des télécommunications dans un article de Télérama consacré aux forums6. Et un participant de l’atelier de remarquer que le " à distance ", à défaut de solidifier le lien entre individus, à défaut d’apporter beaucoup de chaleur humaine, a au moins l’avantage de " générer de la demande de présence. Après discussions sur le net, les gens finissent toujours par avoir envie de se voir ".
Etonnamment, ce grand espace de liberté qui fonde de nouvelles relations, d’aucuns s’en emparent afin d’y réappliquer de nouvelles règles, propres au support électronique ou tout simplement semblables à celles de la vie en société. On a ainsi pu constater sur le site de Télérama comment les internautes régentaient entre eux la vie des forums. Ainsi un internaute à un autre : " KELLIAN MOINS FORT. Je me permets de signaler à Kellian que les majuscules ne sont pas bien venues sur le web ; on a l’impression que tu gueules ". Réponse de Kellian : " JE NE CRIE PAS ! ET POURQUOI LES MAJUSCULES IMPLIQUERAIENT-ELLES QUE JE SUIS EN TRAIN DE CRIER ? MOI, POUR NUANCER QUAND JE CRIE, JE DEMULTIPLIE LES VOYELLES ET LES POINTS D'EXCLAMATION. EN REVANCHE, L’ EMPLOI DES MINUSCULES IMPLIQUERAIENT QUE JE SUIS EN TRAIN DE CHUCHOTER ". Là où il n’y a pas de contrainte, les utilisateurs du réseau s’infligent donc leurs propres règles, s’inventent un nouveau cadre de vie.
A chaque instant, on est ici et ailleurs, seul et avec les autres. Les relations s’établissent à toute heure, faisant fi des règles du temps et du rythme social, outrepassant le temps de l’autre et son intimité, une fois encore. La mobilité extrême engendrée par l’outil électronique reposant sur une disponibilité 24h./24 ferait perdre la notion d’espace-temps utile au respect d’autrui. Le net fait fi des règles établies au profit de la spontanéité. Mais De Kerckhove aime, lui, à croire, que cette " pensée connective peut compenser l’éclatement social ".
Le web voit en effet éclore des élans de solidarité, des générations spontanées de combattants. Les pétitions renaissent, et avec elles, les bonnes causes. Témoin, le mouvement des " Sans nous " - ces sursitaires du service national nés après 79 tentant de résister à l’appel de la nation - qui a pris forme sur internet via une pétition ouverte sur le site donquichotte.com7 avant de descendre dans la rue. On ne milite plus dans les partis politiques mais chez soi, sur internet ! Ce dernier devient espace d’action, de prise de parole, d’expression, de lutte. L’individu s’insère dans des réseaux mouvants, souvent informels et à temporalité réduite ; chaque nouveau clic est un galop d’essai. Et pour beaucoup, ce militantisme de confort a beaucoup à envier aux barricades ! " Un nouveau principe de solidarité dans cette société en panne d’utopie ? ", se demande Dominique Wolton.
Mise en communication avec elle-même, la société civile montre sa volonté de maîtriser le processus, ses paroles et ses actes. Un nouveau rapport entre social et individu trouve là son expression. A d‘autres la responsabilité de sauvegarder le pouvoir de l’Etat, des règles sociales, et des interdits qui régentent la collectivité. Et en cas de litige, à qui la faute ? Les multiples actions des hackers témoignent de la difficulté d’établir une cyber-responsabilisation. Aux derniers enfin de ne pas tomber corps et âme dans la société virtuelle.
Car certains ont d’ores et déjà reconstitué leur micro société. Sur le site breton du village.com, chacun peut devenir villageois ou villageoise d’une petite cité en 3D. Après règlement d’un loyer annuel de 120F, l’on se voit attribuer un terrain pour y construire sa maison, au milieu des autres maisons, du café, du cinéma, de la place du marché ou de la boîte de nuit. L’équipe municipale, basée à Rennes, régit la vie collective, aidée d’une internaute - élue adjointe au maire - dont elle ne connaît pas le visage. "Ici, il n’y a pas d’a priori physique sur la personne. Les gens se choisissent parce qu’ils ont quelque chose à se dire, que ça soit pour défendre Buffy contre les vampires ou s’entraider", allègue Guillaume Esnault, fondateur du Village8. La vie s’est ainsi organisée avec les habitants virtuels. Ceux-ci se retrouvent lors de rendez-vous réguliers. Le mariage de deux internautes ou l’anniversaire d’une habitante. Chaque vendredi soir, tout le village " chate " en direct autour d’un quizz… L’équipe rennaise prend peu à peu conscience que derrière cette somme d’âmes qui visitent régulièrement le site9, se dessine une véritable identité communautaire, surfant joyeusement entre virtualité et réalité. 650 vrais citoyens vivant en société dans un monde irréel …
En prônant leurs propres opinions, les adeptes d’internet imposent leur volonté de court-circuiter l’autorité, montrent que le moi est aussi valable que le Politique, l’officiel, l’expert. La parole est donnée aux amateurs qui pensent ainsi goûter au sentiment de liberté absolue. Car ici, l’on croit à la doctrine " ni Dieu ni maître ". Reste que les débats sont d’une façon générale animés par une toute petite minorité (10% ) d’ internautes qui fréquentent régulièrement les forums. Leurre donc que cette prise de parole par le grand public ? D’autant que devant l’écran, personne n’est égal. Face à la technique, aux capacités de recherche, au niveau de demande, les inégalités socioculturelles sont cruelles. Et cela, sans même aborder la question des inégalités économiques. " Un des effets de la domination socioculturelle est justement de ne pas demander autre chose que ce que l’on a ", répond justement Dominique Wolton à ceux qui croient à la promotion sociale électronique. Et de poursuivre : " On est face à un système d’information intégré, dont la finalité est plus du côté d’une économie-monde que du côté d’une amélioration des relations interpersonnelles ".
Mais les optimistes veulent aussi croire à l’utopie égalitaire : plus vite internet sera accessible à tous, plus vite l’on pourra marcher ensemble. Reste que toute relation virtuelle génère de frêles relations. On peut être parfait internaute et avoir les pires difficultés à nouer un dialogue avec son voisin de cybercafé… Au final, la technologie ne réinvente pas les rapports sociaux : on y trouve les même luttes, les mêmes prises de pouvoir, les même dominants, les mêmes guerres. " Personne ne peut s’entendre sur les objectifs sociaux du développement d’internet. La critique sociale est sur ce point très intéressante :les ressources financières allouées pour e développement d’internet sont octroyées aux compagnies ayant des visées de rentabilité, laissant le progrès social en bien mauvaise posture. C’est pourquoi il semble impossible de ramer dans le même sens et de viser les mêmes fins ", estime Isabelle Renaud dans un mémoire de maîtrise consacré à la " cogitation virtuelle ". Mais " personne ne peut à l’heure actuelle imaginer les conséquences culturelles et sociales qui résulteront de ce changement radical du rapport à la réalité ", écrit Dominique Wolton en concluant son livre sur internet.
Pour citer cet article : Cau Cécile (2001). "Internet, quelles relations, quel lien social ?". Actes des Deuxièmes Rencontres Réseaux Humains / Réseaux Technologiques. Poitiers, 24 juin 2000. "Documents, Actes et Rapports pour l'Education", CNDP, p. 159-173.
En ligne : http://edel.univ-poitiers.fr/rhrt/document456.php (consulté le 1/10/2019)
Notes
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