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Entre présence et absence

Outils de communication et présence humaine

Par Jean-Louis Weissberg

Publié en ligne le 29 août 2006

La Téléprésence n'a pas attendu les réseaux numériques pour se déployer. C’est une donnée anthropologique. Mais le mouvement qui augmente, aujourd'hui, la proportion charnelle dans les canaux expressifs est très lisible. L'écriture manuscrite, premier transport à distance du langage, formalise à l'extrême la corporéité de l'auteur, ne la laissant transparaître qu'à travers la calligraphie. L'expansion de l'imprimé réalise ce que l'invention de l'écriture annonçait, mais uniquement comme promesse abstraite : la formation de communautés de lecteurs éparpillés sur un territoire et réunis par les mêmes livres1. L'instantanéité de la transmission orale - sans la réactivité - est atteinte grâce au télégraphe. Avec le téléphone qui assimile les canaux vocaux et auditifs, la simultanéité de l'émission et de la réception épouse un peu plus le modèle de la communication en "face à face". L'émission de l'image, et sa réception instantanée, charge la relation d'une dimension visuelle incontournable. Sur les réseaux numériques s'expérimente, pour la première fois, une communication collective, éventuellement anonyme, rappelant l'échange multipolaire des groupes rassemblés dans un même lieu et rompant avec le modèle pyramidal des massmedia. Enfin, dans le sillage de la Réalité Virtuelle, la télévirtualité immerge les partenaires dans le même espace virtuel. Elle ajoute le canal gestuel aux canaux visuels et sonores et ouvre à l'échange kinesthésique. Enfin parlons du grand oublié de l’imitation corporelle : l’odeur. Des odeurs peuvent être diffusées par le Web, grâce à "ismell", un petit boîtier de la taille d'un haut-parleur, qui se branche sur l'ordinateur. Ce périphérique contient une série d'odeurs basiques que l'on peut mixer à volonté pour créer de nouvelles senteurs et permet de parfumer les sites, les courriers, les jeux interactifs, les films pendant la navigation. Mais la restitution de l’odeur n’est pas essentiellement un problème technique mais plutôt culturel, l’odorat ayant été refoulé de notre culture visuelle et hygiéniste, voire puritaine.

Le partage commun de "l'ici et maintenant", modèle principal de la relation humaine, se transpose ainsi dans l'espace et devient la référence de la communication à distance. Ce partage, on le sait, ne se limite pas à l'échange de signes verbaux et non verbaux. Il est tissé de gestes, de contacts corporels concrets ou potentiels et de manipulations conjointes d'objets. Cette dimension "haptique" (du grec haptein, toucher) lutte contre l'affadissement inévitable d'une communication contrainte à ne s'extérioriser que par le texte, le son, l'image sans pouvoir s'appuyer sur une interaction corporelle, directe ou indirecte. L'enjeu n'est alors plus seulement communicationnel, mais relationnel. Il ne s'agit plus de transmettre des informations mais de créer les conditions d'un partage mutuel d'un univers.

Cependant, ce retour du corps dans l'expérience virtuelle s'accompagne d'une redéfinition de la kinesthésie. D'où le pluriel qu’il convient d’affecter le terme "présence", exprimant le développement de solutions intermédiaires entre l'absence et la présence strictes : un coefficient qui varie entre 0 (absence) et 1(co-présence). Entre la présence en face à face et l'absence, se construisent donc des graduations sans cesse plus fines qui incitent à repenser nos conceptions héritées, relatives au partage commun de "l'ici et maintenant" et corrélativement à la séparation.

La Téléprésence ne restitue pas à l'identique les performances que nous accomplissons habituellement. Elle invente un autre milieu perceptif dans lequel se concrétisent notamment des mouvements relationnels entre objets et sujets humains, particulièrement sensibles dans le travail coopératif à distance.

Comment, dans ces conditions, apprécier les craintes d'une possible confusion des registres "réels" et "virtuels" ? Peut-on imaginer des transactions à distance qui rendraient transparents les procédés relationnels au point de les effacer de la perception des acteurs ?

Une partie majeure du savoir-faire des ingénieurs s'investit dans l'invention et la mise au point d'interfaces destinées à assurer la conjonction entre les univers virtuels et notre corps. La liste est longue des trouvailles et autres ingénieux dispositifs qui assurent ces fonctions2. C'est bien notre corps, considéré comme sujet de la perception, qui revient au centre de ces recherches. La mise en correspondance généralisée avec les environnements simulés par la Réalité Virtuelle souligne l'importance des équipements de connexion, hybridant nos sens aux expériences virtuelles. L'extrême malléabilité des productions simulées (sons, images, mouvement, perception tactile, efforts physiques, etc.) exige des interfaces matérielles, on ne peut plus visibles et palpables.

S'ouvre dès lors la controverse sur l'ampleur et l'intensité possible de cette mission. Doit-on appréhender la réalité transposée comme une réalité en compétition globale avec notre monde empirique habituel ? Ce qui est en cause dans cette discussion concerne d'abord la notion de déplacement dans ses rapports à la présence. Cette question est d'une grande complexité dès qu'on refuse d'identifier présence corporelle et présence psychique et qu'on dissocie l'unité de lieu et de temps dans la multiplicité des espaces-temps mentaux3. L'ordinaire de notre existence se tisse dans d'extraordinaires enchevêtrements de voyages imaginaires, de déplacements identificatoires, de migrations incorporelles. C'est dire la difficulté d'élaborer une réflexion sur les rapports entre présence corporelle et déplacement des signes de la présence, rapports auxquels il faudrait ajouter ceux que nous entretenons avec des objets intermédiaires, remplaçant sur un plan imaginaire, la présence.

Notre investigation de la Téléprésence est fondée sur un mouvement en trois temps (dont je voudrais développer surtout le troisième) :

  • Le projet d’imitation : l'accroissement des caractères incarnés des représentants ainsi obtenus (ajout de l'image au son pour accéder à la visiophonie, passage à la troisième dimension dans internet, par exemple),

  • L'impossibilité, toutefois, de faire coïncider le représentant et l'original, mais poursuite du mouvement pour s'en approcher. L’écart constaté favorisant toujours plus les tentatives pour le combler.

  • Dans cette tentative mimétique déjouée, naissance d'un espace propice à la création de formes hybrides soumettant le double informationnel de l'objet source - rendu transportable - à de nouvelles modalités cognitives et actives (comme le multifenêtrage, hybride entre la multiplicité des espaces d'un bureau réel et la bi-dimensionalité de l'écran ou encore l'usage du regard pour se déplacer dans les espaces de Réalité Virtuelle). Ce qui est difficile à penser c'est la recomposition c'est-à-dire le nouveau milieu issu de la techno-genèse numérique.

Qu'est ce qu'être présent dans un univers virtuel ? Deux notions de distance se font jour : la présence dans l'univers virtuel - distance projective - et la présence à distance via le réseau-couplage d'une distance projective et d'une distance physique.

Simuler et déplacer, ces deux opérations recouvrent les deux cas d'emplois du terme "virtuel". Le premier, la modélisation numérique, désigne une variation d'existence. De la réalité de premier ordre, empirique, on passe à une réalité de deuxième ordre, construit selon les règles de la formalisation physico-mathématique. La deuxième acception du terme "virtuel" relève d'une variation de distance, et c'est là que prend place le transport par réseau. On parle d'entreprises, de casinos, ou de communautés virtuels pour désigner des institutions, ou des personnes, éloignées et qu'on ne peut atteindre qu'à travers le réseau. Et cet éloignement est le fruit de leur modélisation numérique préalable, condition pour qu'ils puissent se glisser dans les mailles du réseau. On entre en rapport effectif avec un ensemble de signes traduisant leur présence (textes, voix, images, etc.) dans une forme mue par des programmes informatiques. Cette animation automatique par programmes donne consistance à l'appellation "virtuel". Sinon, il s'agirait d'une simple télé-communication, comme avec le téléphone. (On peut parler, par exemple, de "casino virtuel" sur internet parce qu'un modèle de casino fonctionne sur un serveur, à distance).

Ces accommodations numériques ne sont certes pas anodines et il ne faudrait pas laisser croire qu'elles se contentent de répliquer les phénomènes et les relations situés à leur source. Elles ne se limitent pas à filtrer la communication à distance. Elles sélectionnent, surtout, les matériaux qui se prêtent à une transmission (ainsi l'odorat, malgré les récentes recherches en cours, est couramment délaissé au profit de l'image plus valorisée culturellement et... facilement modélisable). La forme des entités déplacées, tels les "avatars virtuels", est strictement dépendante de ces sélections opérées. Tel "avatar" privilégiera la qualité graphique des costumes, un autre la qualité sonore, un autre encore la conformité photographique du visage. C'est dire si ces transpositions altèrent et redéfinissent les acteurs engagés ainsi que leurs relations.

Mobilisant nécessairement des interfaces, aussi simplifiées soient-elles, les transpositions virtuelles échouent à rendre compte pleinement de la simplicité des interactions ordinaires, notamment lorsqu'elles revêtent un caractère collectif. Elles découvrent, en revanche, de nouveaux modes de relation combinant :

  • la transmission plus ou moins dégradée des vecteurs de communication (comme la représentation des intervenants par un "avatar" schématique),

  • et des procédures abstraites (comme le simple adressage automatique par liste de diffusion sur internet, jusqu'à l'affichage de la cartographie des échanges entre plusieurs participants). L'impossibilité d'imiter les relations ordinaires des humains entre eux et avec leur environnement matériel s'allie avec ces procédures abstraites pour donner forme à de nouveaux milieux où la présence ne se conjugue plus au singulier mais selon des graduations. Celles-ci étagent des niveaux de présence selon deux lignes non exclusives :

  • une direction extensive (d'une présence, encore assez dégradée, dans les réseaux actuels - téléphone, Télétel, internet- aux figures plus expressives promises par la Réalité Virtuelle en réseau4),

  • une direction intensive, avec l'invention d'indicateurs abstraits de présence.

Que sont ces indicateurs ? Il est bien connu que toute communication à distance nécessite des marqueurs spécifiques qui suppléent aux incertitudes nées de l'absence de contacts directs. L'écriture mobilise ses codes graphiques et sémantiques pour diminuer la flottaison du sens (mise en page, respect plus strict de la grammaire, etc.). La communication téléphonique majore les caractères formels de l'échange et use abondamment de la redondance. On le sait, les réseaux actuels (Télétel, internet) sont encore faiblement incarnés. Mais la tendance à l'augmentation s'affirme nettement5. La Téléprésence, quant à elle, met à profit l'ingénierie numérique pour intensifier la présence (capteurs corporels, retour d'effort) en inventant de nouveaux marqueurs. Or, le phénomène le plus radical est encore d'un autre ordre : c'est la combinaison des deux lignes extensives et intensives, aboutissant à la création d'hybrides, mélanges de présences physiques et de traitements abstraits. L'exemple du projet DIVE aidera à les situer.

La coopération à distance offre donc un cadre inédit à l'étude de l'intersubjectivité en situation d'éloignement. L'approche dite de "proxémique virtuelle" 6 - notamment à propos des espaces collectifs de travail - offre un cadre stimulant pour mieux observer comment le travail linguistique et relationnel se concrétise lorsqu'il s'effectue, justement, à distance et par le truchement de réseaux numériques. Le projet DIVE en est un parfait exemple.

DIVE (pour "Distributed Interactive Virtual Environment"), développé au S.I.C.S. en Suède, est un système multi-utilisateur de télévirtualité qui expérimente des mécanismes d'interaction pour des tâches effectuées, en coopération, par des acteurs éloignés. Il vise aussi bien à reconstituer un cadre de travail de bureau (muni des outils bureautiques) qu'un laboratoire de recherche, par exemple. Comme le déclare, Lennart E. Fahlen, l'un des responsable du projet : "Nous proposons un modèle d'interaction qui utilise la proximité dans l'espace, la position et l'orientation comme des mécanismes de traitement de l'information. Nous pensons qu'un système qui correspond aux métaphores naturelles du monde réel sera facile et naturel à utiliser"7. Les concepteurs parlent à la fois "d'ensemble de mécanismes fortuits" et de "conventions sociales classiques qui relèvent du " monde réel "". L'objectif est de reconstituer un espace de travail commun pour des acteurs humains éloignés, équipés de systèmes de Réalité Virtuelle. DIVE gère leur signalisation respective dans l'espace sous la forme "d'avatars" (dans la version actuelle, ils apparaissent avec des corps schématisés surmontés d'une vignette photographique affichant leur visage). Mais DIVE organise aussi les interactions entre des acteurs humains et des objets (livres, documents, sources audiovisuelles). Ces derniers sont dotés de propriétés qualifiant leurs modalités d'interactions avec les usagers, et entre eux. Ces opérations rapportées au monde réel consisteraient, par exemple, à utiliser un microphone pour amplifier la voix, monter sur une estrade pour se rendre plus facilement visible. Notre ambition n'est pas de décrire, dans le détail, le fonctionnement -complexe- de cet espace coopératif de travail. Elle vise plutôt à montrer en quoi ce travail est exemplaire.

Les concepts, assez abstraits, qui gouvernent DIVE restituent nos habitudes de fréquentation d'univers socio-topologiques. Ils explicitent des mouvements abstraits, ou plus exactement mentaux, qui gouvernent nos rapports à un environnement matériel et humain. Ainsi en est-il de la notion de "centre d'intérêt", ou d'horizon de recherche. Lorsque nous recherchons un dossier dans un bureau, c'est l'image de ce dossier que nous projetons, tel un faisceau lumineux, sur l'environnement. À ce moment, les autres objets, chaise, livre, ordinateur posé se fondent dans un décor vague. Les autres dossiers dispersés, de couleurs différentes, jouiront en revanche d'un coefficient de présence plus soutenu. C'est ce genre de rapports que les concepteurs de DIVE tentent de matérialiser dans l'espace commun, et c'est cela qui est novateur. Car il ne s'agit plus de restitution mais d'invention de marqueurs abstraits d'interaction (signes graphiques, protubérances visuelles, accrochées aux "avatars"), pouvant être affiché par programmes informatiques.

On peut tirer quelques enseignements à caractère plus généraux de ce projet. Les concepteurs auraient pu se contenter de dupliquer les conditions du travail coopératif. Ils ont finalement inventé un nouveau milieu d'interaction sociale dont il serait absurde d'imaginer qu'il traduise la souplesse des interactions ordinaires d'une communauté en co-présence mais qui, en revanche, crée des outils formels de cartographie dynamique relationnelle. Telles sont bien les limites et la portée de la Réalité Virtuelle, car ici encore faute de reproduire on invente. En effet, on ne peut traduire à l'identique nos activités perceptives (vision, préhension, etc.). Encore moins peut-on espérer restituer ce qui est le plus mobile et fugitif, nos états mentaux. Plutôt que de s'y essayer, les créateurs de DIVE ont défini des instruments, nécessairement rigides et peu malléables, mais qui offrent l'énorme avantage de se prêter au calcul par programme et de se surajouter ainsi à la perception spontanée, qui, il ne faut pas l'oublier, continue à interpréter et à ajuster les interactions à l'œuvre.

Un champ passionnant s'ouvre aux "psychomécaniciens" des environnements communautaires afin de traduire la diversité de nos mouvements relationnels. Il se confirme, en tous cas, que pour faire coopérer des communautés à distance de manière régulière et fructueuse, on ne saurait se limiter à convoyer des informations. Cela exige de prendre en compte les dimensions psychosociales des relations de travail, et de cartographier ainsi les interactions à l'œuvre en imaginant une ingénierie infographique socio-topologique. On est donc conduit à densifier les fonctions de présence et à ne pas se contenter de les transporter.

Cette approche déploie une série de questions vives : comment se combinent les segments durs et les segments mous dans le travail relationnel, comment s'établit la coopération, comment se métabolisent les dimensions affectives dans le filtre des réseaux numériques ? La formalisation des transactions l'emporte-t-elle sur la spontanéité et l'invention de protocoles relationnels inédits ? Porter une attention particulière au fonctionnement des interfaces -dispositifs et logiciels- autour de la synthèse des activités communicationnelles semble être aussi une direction prometteuse. Cette abstraction des fonctions de présence risque-t-elle de jouer à l'encontre des dimensions psychoaffectives ? Comment sont-elles contournées et complétées par des relations traditionnelles (rencontres, séminaires, par exemple) ? Ces aspects rendent concrète la mobilisation relationnelle et affective croissante qu'exige le travail intellectuel coopératif, dans le contexte du travail en réseau.

Affirmer la croissance de la Téléprésence n'implique nullement d'augurer une vie sociale totalement organisée par des télé-relations, substituant progressivement le contact à distance à la co-présence hic et nunc. Il ne peut s'agir d'une perspective quantitative où des relations in situ seraient systématiquement substituées par des contacts à distance. S'il fallait tenir une comptabilité, elle serait extraordinairement complexe et des études récentes ont montré qu'évidemment, les groupes sociaux qui font le plus fréquemment usage de techniques de communication sont aussi ceux qui ont des relations sociales les plus denses. Il est significatif qu'un quartier central de Paris comme le Sentier, carrefour des entreprises de la confection depuis longtemps, devienne la plaque tournante des entreprises du Web. Proche de la Bourse et des grandes agences de presse (dont l'A.F.P.), le Sentier est le quartier de Paris où s'échange le plus d'information. Nul étonnement à voir les moteurs de recherche Yahoo, Lokace, Lycos ou Nomade s'y installer aux côtés d'une myriade de petites entreprises du multimédia. Trier et fabriquer de l'information dans le cyberespace déterritorialisé exige de fréquenter les mêmes cafés et restaurants, c'est-à-dire d'être physiquement aux côtés les uns des autres.

Les agents ne peuvent se passer des rumeurs, échanges et confrontations ; aliments indispensables pour prendre le pouls d'une situation8. Plus généralement, le constat du développement de la Téléprésence et l'intensité croissante des relations à distance, engage à s'interroger sur les incidences de cette situation en regard des relations de visu, c'est-à-dire sur la combinaison des deux modalités de rapport et non pas leur prétendue équivalence ; (tout particulièrement en situation de formation ainsi que de nombreuses études l’ont montré).

Lorsqu'on porte un regard rétrospectif sur l'histoire des technologies de Téléprésence, on peut y découvrir un principe d'analyse liant les étapes successives : chaque invention majeure tient la promesse de la précédente et annonce une promesse qu'elle ne peut tenir. L'écriture étend la mémoire sociale que la phonation langagière tenait emprisonnée dans les capacités mnésiques individuelles (avant qu'on la note, conserver la parole exigeait de la mémoriser, souvent en la liant à des séquences de gestes). Par la multiplication à l'identique d'un original, l'imprimerie tient la promesse d'une inscription permanente que l'écriture manuscrite, faiblement distribuée, n'avait qu'esquissée. La photographie concrétise l'exactitude de la prise de vue exprimée par la peinture réaliste et concrétise l'instant comme élément du mouvement. Par l'animation, le cinéma amplifie la saisie vivante du monde que la photographie maintenait figée, tout en annonçant (grands écrans, spatialisation du son, etc.) l'immersion dans l'image. L'image tridimensionnelle interactive réalise la promesse de la perspective et des techniques d'enregistrement, d'un libre parcours à l'intérieur de l'image. La simulation numérique matérialise la sortie hors de la représentation audiovisuelle vers l'expérimentation empirique de l'environnement. Le réseau multimédia ne peut tenir la promesse de l'expérience corporelle partagée, ce que la Réalité Virtuelle en réseau laisse entrevoir.

Pour rendre cette lecture rétrospective plus affinée, il conviendrait d'y ajouter quelques boucles historiques : par exemple, bien avant les écrans panoramiques du cinéma, la perspective circulaire antique pratiquait déjà l'immersion dans l'image. Ce travelling historique ne présente aucun caractère téléologique. Tout au plus permet-il de questionner les développements actuels. Quelle promesse la Téléprésence actuelle ne peut-elle tenir ? Elle demeure, par exemple, prisonnière de la modélisation préalable des univers d'interaction, si bien que toute surprise est déjà inscrite dans les formes de transpositions choisies qui déterminent les genres d'imprévisibilités possibles. Il faudra suivre, ici, les développements futurs de la modélisation automatique d'objets, de scènes déjà engagée dans certains domaines (comme la capture tridimensionnelle automatique d'objets architecturaux, de sites préhistorique ou...de formes corporelles9 ). Passera-t-on au stade de l'enregistrement automatique de modèles comportementaux de systèmes en évitant leur formalisation physico-mathématique ? La Téléprésence maintient une distance entre description informationnelle et existence concrète des objets qu'elle manipule et transporte. Ces limites sont-elles inamovibles ? On retrouve ici, les espoirs d'un Norbert Wiener prophétisant l'analyse et la reconstruction moléculaire, à distance, des corps. Mais peut-être la formulation de la question sur les promesses de la Téléprésence véhicule-t-elle une métaphysique du redoublement à l'identique, que je dénonce, par ailleurs, comme une aporie ?

NDLR : Ce texte résume le chapitre I du livre Présences à distance - Déplacement virtuel et réseaux numériques : pourquoi nous ne croyons plus la télévision , L'Harmattan, Paris.

Pour citer cet article :  Weissberg Jean-Louis (2001). "Entre présence et absence".  Actes des Deuxièmes Rencontres Réseaux Humains / Réseaux Technologiques.  Poitiers,  24 juin 2000.  "Documents, Actes et Rapports pour l'Education", CNDP, p. 31-39.

En ligne : http://edel.univ-poitiers.fr/rhrt/document429.php (consulté le 1/10/2019)

Notes

1 Dans son remarquable travail sur l'imprimerie, (La révolution de l'imprimé dans l'Europe des premiers temps modernes, La Découverte, Paris, 1991), Elisabeth L. Eisenstein analyse les effets de mise à distance provoqués par le livre imprimé. Elle cite par exemple Isaac Joubert, professeur de médecine à Montpellier au XVIe siècle, qui parlant des livres les qualifient "d'instructeurs silencieux qui, de notre temps, portent plus loin que les cours publics" (op. cit., p. 118) ou encore Malesherbes, dans son discours de réception à l'Académie : "Les Gens de Lettres sont au milieu du public dispersé ce qu'étaient les orateurs de Rome et d'Athènes au milieu du peuple assemblé "(op. cit., p. 120). Elle signale aussi, que, a contrario, les évangélistes et autres discoureurs publics virent leur public s'élargir du fait de la disponibilité d'annonces imprimées.
2 On en trouvera une description détaillée sous la plume de Jean Segura, La panoplie du virtuel, in La recherche, Mai 1994, N° 265, p. 499/503.
3 Dissocier lieu et temps : l'état de rêverie éveillée nous en donne l'expérience. Souvenirs, fantasmes et rêves déclinent toute la gamme des combinaisons possibles. Dans ses formes extrêmes, cette dissociation devient pathologique. Dans une intervention orale au séminaire "Pratiques - Machines - Utopie" (Université Européenne de la recherche - Département des Sciences politiques de l'Université Paris VIII, Paris, 1994), le psychiatre Jean Oury éclairait la psychose en la décrivant comme un trouble de la présence : un patient qui parlait avec lui dans son bureau, était, en fait, resté près de l'étang, à côté des canards.
4 La spatialisation du son est un bon exemple de ce mouvement extensif, c'est-à-dire qui vise à imiter toujours au plus près la communication hic et nunc. Le téléphone, comme la télévision restitue le son de manière directionnelle, à partir de haut-parleurs. La stéréophonie, et d'autres procédés comme le Dolby, le dote d'un certain relief. Mais seule la Réalité Virtuelle parvient à spatialiser réellement le son, c'est-à-dire à calculer, en temps réel, la position relative de l'auditeur et des sources d'émission dans l'espace, pour diffuser, dans chaque oreille, des sons modulés selon ces positions.
5 La possibilité de créer des espaces interactifs tridimensionnels sur internet grâce aux applications V.R.M.L. en est un exemple frappant.
6 La "proxémique virtuelle" étudie la manière dont des acteurs situés dans des espaces virtuels façonnent les relations spatiales, aussi bien entre eux qu'avec les dispositifs qui les entourent.
7 Lennart E. Fahlen, Actes d'"Imagina 1994", INA, p. 218.
8 Marc Guillaume (sous la direction de), Où vont les autoroutes de l'information ?, Descartes et Cie, Paris, 1997. Voir en particulier p 111/128, où il est montré qu'en milieu urbain les réseaux ajoutent des fonctions de "commutations" à celles qui existent déjà (transports, équipements culturels, etc.). De ce fait, ils augmentent le pouvoir attracteur des grandes métropoles.
9 Il n'est pas sans intérêt de remarquer qu'une véritable industrie de la capture volumique est en passe d'éclore avec les cabines d'essayage qui, scannant notre corps, permettent de le revêtir de vêtements virtuels, en haute résolution. La marine française a déjà utilisé ce procédé pour réaliser les uniformes de 70 000 marins. Une nouvelle vie pour le sur-mesure... Voir Clive Cookson, Le prêt-à-porter veut en finir avec les cabines d'essayage, in Courrier International, n° 425-426, 23/12/1998, p. 47.

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    Maître de conférences, Université Paris 13.

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