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Ceci n’est pas une bulle ! - Structures énonciatives du phylactère

Conférences

Par Thierry Smolderen

Publié en ligne le 31 août 2006

Résumé : La bulle, qui a longtemps pu sembler le moyen le plus naturel pour « faire parler » des images, se trouve aujourd’hui en concurrence avec d’autres dispositifs d’écriture dans l’image narrative. L’approche historique proposée ici montre le caractère non linéaire, complexe de son évolution, ainsi que les motifs de sa longévité et de sa robustesse.

Pour qui la regarde sans familiarité ni complaisance, la bulle de bande dessinée est loin d'offrir une solution gracieuse ou naturelle au problème de l'insertion du texte dans l'image - c'est-à-dire du croisement entre deux régimes de signes fondamentalement différents. Pourtant, le lecteur est tellement habitué au dispositif qu'il n'en perçoit plus l'étrangeté. Comme nombre d'autres éléments qui participent à l'existence et au bon fonctionnement de la BD, son efficacité repose sur sa discrétion, sa quasi-invisibilité. Ce qui importe au lecteur, c'est que les bulles permettent aux personnages dessinés de parler, et de faire avancer l'histoire au rythme imprimé par le dialogue. Plus elles sont transparentes, plus l'immersion narrative est efficace.

Le meilleur moyen de rendre visible l'étrangeté du dispositif est d'en remonter le fil historique : quand on tombe sur une « bulle de bande dessinée » dans une gravure de la Renaissance décrivant l'un ou l'autre supplice public, ou dans un manuscrit enluminé du XIe siècle, les historiens nous ont appris à poser quelques questions prudentes : S'agit-il d'une bulle au sens où nous l'entendons aujourd'hui, ou simplement d'un label identifiant le personnage, ou encore, du début du livre qui l'a fait connaître, comme cela apparaît parfois ?

Ces questions, qui portent sur le statut énonciatif souvent équivoque et compliqué des phylactères anciens soulèvent un paradoxe : l'utilisation actuelle de la bulle est tellement plus directe et évidente, pourquoi a-t-elle mis si longtemps à s'imposer ? Et pourquoi son histoire est-elle si confuse ?

La bulle nous semble aujourd'hui le moyen le plus naturel, le plus adapté au monde actuel pour « faire parler » des images - on en retrouve jusque dans les interfaces d'ordinateur. Pourtant ce procédé n'a pas, à l'évidence, suivi une « évolution » linéaire. Son ancêtre très proche en apparence, la « banderole parlante » (on retrouve cette appellation chez Baudelaire), était déjà considéré comme un procédé vieillot au milieu du 19e siècle. Quant aux auteurs d'histoires en images, ils semblent même l'avoir délibérément évitée jusqu'à la fin des années 1880, où l'on voit la « bulle » revenir en force à la naissance du comic strip américain (à la fin des années 1890).

Ces péripéties sont difficiles à réconcilier avec la tranquille certitude d'une spécialiste du Moyen Age, Danièle-Alexandre Bidon, quand elle écrit : « C'est dès le IXe siècle que les artistes ont pratiqué l'insertion dans l'image de paroles, à l'aide de symboles graphiques simples mais si efficaces qu'on les emploie toujours dans les images de bandes dessinées ». S'il existe bel et bien une lointaine (et complexe) filiation entre phylactère médiéval et bulle de bande dessinée, ce qui nous pose problème ici, c'est surtout l'idée selon laquelle la simplicité et l'efficacité du procédé seraient de nature à expliquer sa longévité.

Les sociologues (en particulier, ceux qui s'occupent du domaine des sciences et des changements technologiques) nous ont appris à nous méfier de ce genre de raccourcis : parler de l'efficacité et de la simplicité de solutions retenues dans un contexte social particulier n'est qu'une manière de dire que les appareils considérés remplissent leur tâche de manière « invisible » - ce travail est donc d'autant plus difficile et important à analyser. En nous interrogeant sur la nature de ce travail invisible (dans le cas de la bulle), nous essayerons de répondre à un certain nombre d'énigmes historiques soulevées pas la conception traditionnelle du « phylactère » comme solution simple et efficace au problème général de l'insertion du texte ou de la parole dans l'image.

S'il suffisait d'utiliser ce procédé pour qu'en résulte une lecture fluide, rythmée et confortable des histoires en image, comment expliquer ses changements de fortune historiques ? Pourquoi Töpffer ne l'a-t-il pratiquement jamais utilisé dans ses propres histoires ?

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Rodolphe Töpffer (1799 - 1846) Exemple de caricature avec phylactère

Pourquoi la banderole parlante apparaît-elle dans les cartoons politiques anglais et français de la période napoléonienne, et pratiquement jamais dans les histoires en images (dites « séquentielles ») qui naissent juste après, parfois sous la plume des mêmes auteurs ?

Pourquoi finit-elle par renaître durablement quand débute le siècle de la communication audio-visuelle et des mass media, alors même qu'on la croyait dépassée et vieillotte ?

Et puisqu'il s'agit ici de révéler la partie invisible du dispositif - et principalement les différentes structures énonciatives auxquelles il donne corps dans des contextes historiques, culturels et techniques d'une grande diversité - nous nous poserons aussi la question de  l'avenir de la bulle parlante. La période que nous traversons est très intéressante sur ce plan car d'autres dispositifs d'écriture dans l'image narrative, impliquant d'autres structures énonciatives, sont en train d'émerger en même temps qu'une nouvelle bande dessinée d'inspiration autobiographique ou documentaire. Il ne sera bientôt plus possible de considérer la bulle comme le mode « naturel » d'insertion de texte dans la BD, car ces autres procédés viennent s'y combiner, parfois même s'y substituer dans des appareils d'énonciation inédits. Il n'est même pas impossible que la bulle se démode très rapidement. Le moment est donc bien choisi pour essayer de comprendre ce qui varie, et ce qui se joue dans l'histoire du phylactère.

Ce que nous appelons « bulles » de bande dessinée aujourd'hui, et que les Anglo-Saxons appellent « speech balloons » et les Italiens, « fumetti », n'a pas toujours été nommé ainsi. De quelle manière  ces dispositifs ont-ils été désignés dans différents contextes historiques depuis leur apparition dans l'art occidental, autour du IXe siècle ? Cette histoire reste encore à écrire. Quelque chose frappe pourtant quand on fait la liste des termes connus : phylactères, labels, bannières, banderoles, boucles (loops), fumetti, ballons... Tous sans exceptions, reposent sur une métaphore visuelle réificatrice qui montre que leurs utilisateurs voyaient dans le dispositif tout autre chose qu'un signe purement conventionnel - comme peuvent l'être, par exemple, les guillemets marquant le début et la fin d'une citation dans un texte écrit.

Le terme de phylactère est particulièrement intéressant - et peut-être fondateur - de ce phénomène de réification. A l'origine, le phylactère, antidote en grec, désigne une formule de protection qu'on attachait sur soi comme un talisman, pour se garder des mauvais sorts et des maladies, dans l'Antiquité. On l'utilise aussi pour décrire l'usage juif orthodoxe, qui consiste à porter au bras ou sur le front des bandes de parchemin ou de vélin sur lesquelles sont inscrits des versets de la Bible.

Le mot est repris au Moyen Age pour désigner les banderoles à extrémités enroulées, qui permettent l'insertion de légendes dans différents types d'images (architecture, sculpture, arts graphiques). Les bulles de bandes dessinées descendent de manière très lointaine des phylactères médiévaux.

Un autre terme, beaucoup moins connu aujourd'hui, label, désigne, au XIVe siècle, une bande ou un filet, permettant d'attacher un sceau à un document. L'utilisation du terme label est attestée au milieu du 18e siècle, en Amérique,  dans un texte où sont évoqués  les  labels  d'un cartoon politique -  qui sont bien des phylactères. Un dictionnaire de termes artistiques du 19e siècle (Fairholt, 1854) donne d'ailleurs à ce mot un sens équivalent à celui du vieux mot d'origine grecque : dans l'art médiéval, la représentation d'un bandeau ou d'un rouleau contenant une inscription.

L'opération de réification dont témoigne cette terminologie mérite qu'on s'y attarde. D'abord, elle souligne le fait que le texte s'inscrit dans l'image par la médiation d'un « véhicule » identifiable, assimilé au phylactère antique (ou au sceau, dans le cas de label). Sur le plan strictement graphique, l'astuce du dispositif consiste à inscrire le texte dans  une zone bien circonscrite qui en garantit la lisibilité, sans pour autant briser l'illusion de la représentation. Cette description du procédé ne rend toutefois pas compte d'une autre dimension frappante de la terminologie. Les origines des deux mots, phylactère et label, suggèrent que ce qui est réifié, c'est moins le texte lui-même  que l'autorité qu'il véhicule, sa puissance magico-sacrée (dans le cas du phylactère), ou la garantie de son authenticité (le sceau attaché au document, pour le label).

Ce dispositif « simple » et « efficace » renvoie donc à de puissantes structures d'énonciation et d'autorité : la forme originale du phylactère (l'ancien rouleau à écriture) intégrait l'image dans un cadre général de lecture (celui des paraphrases et commentaires autorisés, par les clercs), qui devait paraître parfaitement naturel aux lecteurs de l'époque.

Toute forme d'immersion narrative plonge le lecteur dans un monde parallèle, fondé sur un réseau de structures implicites d'autorité et d'énonciation qui le relie au monde social et culturel. Habiter une histoire, c'est s'orienter « machinalement » dans son cadre énonciatif. Le sens des mots, des événements, des situations qui nous sont relatées dépend de qui nous parle à travers le texte, et avec quelle autorité, et dans quel cadre énonciatif. Dans un récit verbal, ces structures sont essentiellement linguistiques, dans un récit mixte (image et texte), les clés peuvent être de tout ordre, ce qui complique évidemment le problème en multipliant le nombre de grilles de lectures possibles. Si je ne possède pas la bonne, je serai bien incapable de paraphraser l'histoire racontée. Or ce travail (virtuel et invisible) de paraphrase, c'est ce qui fait la différence entre le texte-artefact (auquel aura accès l'archéologue, dans cinq mille ans) et le texte-habitus (dans lequel le lecteur contemporain évolue comme en son milieu naturel).

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Le mort devant son juge (1420). Heures de Rohan.

L'expérience singulière du Robinson de Dumoulin montre la difficulté de l'opération quand l'auteur lui-même ne parvient pas (faute de modèle ou de précédent) à définir le cadre énonciatif qui permettra d'articuler le texte et l'image.

Parue vers 1810, cette « (c)ollection de 150 gravures représentant et formant une suite non interrompue des Voyages et aventures surprenantes de Robinson Crusoë », dessinées et gravées par F.A.L. Dumoulin, se donne - rien qu'au niveau du titre-  un programme qui, dans sa formulation, ressemble à la définition moderne de la bande dessinée : raconter une histoire complexe par une suite non interrompue d'images (celle-ci visant, en l'occurrence, à prendre la place du roman original).

Annie Renonciat a bien montré les écarts révélateurs entre cette expérience et une bande dessinée moderne, mais ce qui nous intéresse ici spécialement, ce sont certaines difficultés rencontrées par Dumoulin dans l'écriture des légendes :

Parfois -  à la façon de l'imagerie populaire -  il résume le(s) épisode(s) par un énoncé mis en apposition : « Robinson étant esclave chez les Maures... », « Robinson ayant abattu un perroquet... » « Robinson après s'être sauvé d'esclavage », etc. Mais l'exercice est grammaticalement délicat, et il conduit parfois notre artiste à un galimatias comique :
« Robinson ayant mis hors de combat les deux sauvages qui poursuivaient leur prisonnier et ayant prêté son sabre à ce dernier qui coupa la tête du premier sauvage qui n'était qu'étourdi du coup qu'il avait reçu et lui portait sa tête, se fit son esclave par reconnaissance » (...)
Dumoulin éprouve aussi des difficultés à unifier les temps de sa narration, oscillant entre présent (dominant) et passé de l'indicatif, sans bien en maîtriser la concordance.

Comme on pouvait s'y attendre, ces difficultés sont typiquement énonciatives. Le « galimatias » de Dumoulin montre qu'il ne parvient pas à générer une structure suffisamment robuste pour « habiter » son propre Robinson.

On s'en doute, le problème ne vient ni de l'île, ni du roman original, mais du genre nouveau que Dumoulin essaye de composer ex nihilo. Il y a tant de formes grammaticales et temporelles possibles, de rôles à distribuer entre l'espace-temps de l'histoire et celui des images, tant de rythmes de phrases à choisir, d'information à hiérarchiser et à filtrer... Comment construire la bonne paraphrase-texte, qui viendra utilement colmater les brèches de la « suite ininterrompue » d'images, et assurer une lecture parallèle fluide et immersive ? Il lui manque une grille de lecture énonciative adéquate.

Il faudra attendre les premières histoires de Töpffer (dans les années 1820-1830) pour voir émerger une solution particulière à ce problème.

Ce dispositif töpfferien n'inclut pas le phylactère, on le sait. Voilà bien l'un de ces paradoxes majeurs de l'histoire de la bulle qui prouve qu'elle ne peut pas être l'accessoire simple, efficace et naturel des histoires racontées en images. Car Töpffer connaissait parfaitement le procédé, et l'avait même pratiqué à l'occasion dans ses caricatures.  

La place nous manque pour faire l'histoire du phylactère du Moyen Age jusqu'à l'époque où Rodolphe Töpffer invente un nouveau genre, mais si nous avions  à poursuivre une telle enquête, nous étudierions les récits en images intégrant du texte (sous forme de phylactère ou autre) comme des appareils d'énonciation mixtes dont nous ne voyons que la partie émergée, l'artefact fossilisé et non les paraphrases vivantes, spontanées produites par des lecteurs  qui en ont fait leur habitus. Nous chercherions à reconstituer pour ses propres mérites la structure énonciative qui sous-tend ces appareils, en nous gardant de toute comparaison réductrice avec la forme supposée « accomplie » de la bande dessinée.

L'Horrible et Infernal Complot Papiste (1682), un pamphlet dessiné par le premier maître de l'illustration anglaise, Francis Barlow (1626?-1704) nous fournit un bel exemple d'artefact « piégé » - facile à prendre « tout simplement » pour une bande dessinée.

Dans la partie basse du document sont imprimées plusieurs colonnes de textes (une longue ballade à chanter sur un air connu, et tout un appareil de notes), tandis que la partie haute est gravée à l'eau-forte. Elle présente trois strips de quatre images, formant un récit séquentiel de 24 vignettes. Des « banderoles parlantes » s'échappent des lèvres des personnages pratiquement à chaque case. Celles-ci sont légendées, par deux lignes de texte versifiées.

Si on se limite à cet élément (le haut de la page), il est très difficile d'éviter la comparaison avec la bande dessinée, malgré quelques différences : les légendes versifiées nous entraînent d'une case à l'autre, beaucoup plus que les phylactères (qui ne contiennent que des exclamations ou des phrases lapidaires) ; les noms de certains personnages sont parfois inclus dans la représentation ; ça et là, comme dans un schéma didactique, des lettres d'alphabet sont accolées à certaines figures, renvoyant aux notes.

Quand on approche « naïvement » L'Horrible et Infernal Complot Papiste comme  une bande dessinée, on peut facilement en retirer une impression générale de langage pas tout à fait bien maîtrisé, de médium un peu archaïque et pataud, mais qui est manifestement sur la « bonne voie » - celle qui mène, tout droit au 9e art. Cette réaction n'a pourtant aucune base logique : dire que le médium est sur la bonne voie, ou que son langage n'est pas encore bien maîtrisé n'a évidemment aucun sens.

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Fancis Barlow (et autres ?) L'Horrible et Infernal Complot Papiste (1682).

En réalité, L'Horrible et Infernal Complot Papiste (1682) est une parodie d'une extrême sophistication. Son caractère composite (mélange de gravure et de typographie) était très onéreux à réaliser, et il faut donc le concevoir comme un tout. Ce document renvoie à un épisode de dénonciation calomnieuse qui déboucha sur la pendaison de cinq jésuites en 1678. Chose curieuse, le dessinateur (qui n'en est probablement pas le seul auteur), a lui-même participé, dans un premier temps, à l'incroyable vague de propagande anti-catholique qui s'était déclenchée avant que le caractère mensonger de l'accusation finisse par éclater au grand jour.

Du point de vue énonciatif, L'Horrible et Infernal Complot Papiste reflète  la manière dont le public de l'époque lisait l'actualité à travers le prisme de différents médias populaires (manipulés ou non par la propagande) - chansons, pamphlets, journaux, gravures, etc. Les genres convoqués se caractérisent tous par l'absence d'un sujet énonciateur déclaré : la ballade, le récit en images et les notes liminaires commentent de la même manière impersonnelle, qui est le propre de ces médias, la réalité falsifiée par le mensonge initial du Docteur Oates (qui lança toute l'affaire).  

Détail intéressant, les images qui composent le récit graphique reprennent, avec quelques transformations, les motifs d'une série de cartes à jouer que Francis Barlow avait dessiné trois ou quatre ans auparavant, alors qu'il croyait lui-même au complot. Vecteurs de propagandes, ces jeux présentaient les épisodes les plus saillants de l'affaire, poussant le public à ressasser les événements, et à relancer les discussions en famille et entre amis.

Les procès et les supplices publics, sujets de choix de la littérature populaire en estampes, suggèrent, en creux, la répétition rituelle des étapes de la Passion, qui constitue la matrice narrative majeure de la culture chrétienne. Les « cases » de L'Horrible et Infernal Complot Papiste, chronique du parjure et de la trahison sont donc autant de stations. Enchâssée dans un appareil à multiples niveaux, et mélangeant plusieurs médias différents, cette « bande dessinée » suppose donc une grille de lecture très particulière dont nous ne pouvons qu'ébaucher l'analyse (avec tous les risques que comporte un tel exercice dans le cas d'un document aussi « tordu »).

Chaque image fonctionne comme le diagramme explicatif d'une station du récit - dont le rapport au texte est, pour ainsi dire, arrêté.  

Les phylactères n'interviennent qu'en fin de lecture pour fournir l'information prévisible et attendue ; la véritable paraphrase est donnée par les légendes versifiées qui occupent ce qu'on pourrait appeler un « premier plan » énonciatif ; écrites au présent de l'indicatif, elles sont parsemées de « Voici » et de « Voyez » -  où l'on devine l'influence du boniment des colporteurs d'images.

Les dessins ne parlent pas à travers les « bulles », au sens dynamique et animé que nous donnons aujourd'hui à ce procédé. Les banderoles occupent un arrière-plan dans la profondeur de la lecture, elles ne font que confirmer les postures  stéréotypées qui composent chaque saynète diagrammatique. Dans cet appareil d'énonciation à plans multiples,  l'image n'a aucune autonomie, elle est totalement enchâssée dans le réseau textuel.

On ne connaît pas d'autre exemple d'une telle surexploitation du procédé de la « banderole parlante », ni avant, ni après L'Horrible et Infernal Complot Papiste. En l'occurrence, cette surcharge de phylactères renvoie sans doute ironiquement au corpus dénoncé -  pamphlets, chansons, rumeurs et gloses, qui propagent le mensonge d'autant plus efficacement que leur structure énonciative se donne comme impersonnelle et non-subjective.

Un siècle après Francis Barlow, toujours en Angleterre, le phylactère revient en force dans les caricatures politiques de James Gillray (1756-1815).

Lointaines héritières de l'allégorie politique « à la hollandaise » (qui faisait déjà partie du paysage culturel anglais à l'époque de Barlow), et surtout des satires du grand William Hogarth (1694-1767), les planches de Gillray proposent une vision satirique brutale du monde politique et des mœurs de l'époque. Ses caricatures hebdomadaires collent à l'actualité et projettent les puissants dans des allégories d'une rare méchanceté. Ce qui nous intéresse ici, c'est la place et le rôle énonciatif du phylactère plongé dans une écriture où se combinent le vieux système de l'allégorie et de l'emblème et celui, plus récent, de l'interprétation physiognomonique.

Quand il se promène avec son carnet de dessin dans les couloirs du Parlement et partout où il a une chance de rencontrer des personnalités importantes, Gillray ne fait que professionnaliser un jeu pratiqué couramment dans la bonne société de l'époque : la caricature est un de ces passe-temps qu'on cultive en famille et entre amis depuis qu'un célèbre amateur, George Townsend, l'a popularisée en Angleterre, dans la deuxième moitié du 18e siècle. Les lecteurs de ses cartoons politiques sont parfaitement initiés à l'art de la caricature. Dans ce système fondé sur la ressemblance, l'auteur graphique « parle » à travers l'appareil rhétorique des transformations qu'il inflige à ses victimes (celles-ci prenant statut de figures imposées, de prétextes à exercice de style).

Les caricatures de Gillray s'appuient aussi sur l'allégorie, système beaucoup plus ancien qui traduit les faits politiques du jour dans le langage traditionnel de l'emblème, du mythe et de la métaphore. Les situations présentées empruntent leurs accessoires et leurs décors au monde réel, mais s'avèrent donc de pures constructions intellectuelles. Sur ce plan-là, comme sur celui de la caricature, la présence de l'auteur s'affirme à travers une opération rhétorique modélisante : il est tout entier dans le choix de ces transpositions métaphoriques, dont tout homme cultivé doit posséder les clés, et qui paraphrasent dans le langage de l'allégorie, les questions morales du temps.

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James Gillray, Lilliputian Substitutes, Equiping for Public Service (1801)

Ce cadre énonciatif  est donc clair et familier aux contemporains, il suffit, pour orienter l'interprétation du public, d'un titre (souvent une phrase courte et allusive) donnant les clés de la paraphrase : encore une fois, c'est la légende qui occupe le premier plan énonciatif, celui à partir duquel le lecteur peut déterminer qui lui parle et à travers quel appareil d'énonciation. Quant au phylactère, qui intervient fréquemment dans ses planches, il est une des trademarks de Gillray, et constitue certainement, au tournant du 19e siècle, la référence-type pour l'utilisation du procédé.

Toutes ces gravures sont exécutées avec une grosse verve, une largeur dans le lâché, qui trahit l'impatience de la main, le bouillonnement du cerveau. Dans beaucoup de caricatures de Gillray, d'énormes légendes couvrent parfois plus de la moitié du dessin, s'échappant en banderoles de la bouche des personnages, zigzaguant le long du décor, soit que la pensée ne soit pas toujours très claire au point de vue graphique, soit que l'écriture paraisse au caricaturiste un moyen plus rapide d'expulser le trop plein de l'imagination.
« L'art du rire et de la caricature », par Arsène Alexandre, Librairies-imprimeries Réunies, ca 1890.

Les phylactères de Gillray ne ressemblent plus aux oriflammes bien rangés de Barlow, graphiquement, ils se rapprochent de ce que nous appellerions des bulles. Cernées d'un trait vibrant, parfois doublé ou triplé comme pour en marquer le caractère cursif et pressé, elles obligent souvent le lecteur à réorienter la planche pour tel ou tel bloc d'écriture qui a pivoté à 90° : elles se nichent là où elles peuvent et, manifestement, ne font par partie de la composition initiale (il y a très certainement définition d'un second temps donné à cette lecture d'arrière-plan). On remarque aussi qu'elles sont parfois traitées elles-mêmes sur un mode allégorique (une tablée de fumeurs de pipe s'exprime avec des fumetti, par exemple). L'opération qui consiste à « mettre les paroles dans la bouche » de ses personnages participe clairement de l'entreprise allégorique généralisée.

Comme l'écrit A. Alexandre, les phylactères jaillissent, sont de véritables logorrhées d'écriture - monologues in petto, parsemés d'exclamations et de jurons. L'écrivain Henry Fielding avait adressé au peintre caricaturiste William Hogarth cet éloge qu'aucun caricaturiste anglais ne pouvait ignorer : On tient un peintre en grande considération quand on dit de ses personnages qu'ils semblent respirer ; mais sûrement ils méritent de plus grands et plus nobles compliments  s'ils donnent l'impression de penser.

Les planches de Gillray (en tout cas celles qui font appel au phylactère) invitent le lecteur à articuler au moins trois niveaux d'énonciation qui se complètent parfaitement. Chaque niveau est clairement « autorisé » par un sujet qui en prend les commandes : dans la caricature, c'est le dessinateur qui fait jouer à plein sa rhétorique de la déformation sur des portraits qu'il a croqués, « volés » en situation réelle - et suivant des règles bien connues de son public ; dans le choix de l'allégorie, c'est le moraliste qui sélectionne ses métaphores outrancières dans lesquelles il va plonger ses caricatures ; à travers le phylactère, c'est le double immoral et allégorique  du modèle réel qui s'exprime, multipliant les interjections aptes à théâtraliser encore un peu plus les difformités de caractère qu'on lui prête.

En laissant l'âme noire des allégories s'épancher dans un flux d'écriture qui « s'échappe en banderoles de la bouche » des personnages, Gillray ne fait que conforter un cadre énonciatif toujours aussi scriptural, mais cette fois-ci fondé  sur l'omniprésence d'un auteur qui exagère, agrandit et déforme tout ce qu'il transpose.

***

Si nous pouvons tirer de ce parcours un premier bilan (nécessaire à l'approche d'un tournant important, amorcé par l'œuvre de Rodolphe Töpffer), on s'aperçoit que, depuis ses origines, le phylactère est l'agent d'une structure invisible qui détermine la lecture de l'image à travers l'autorité omniprésente de l'écrit.

L'organisation textuelle, souvent marquée par un « premier plan » énonciatif - celui de la légende-  précède et sous-tend la représentation visuelle et attribue leurs places aux instances d'énonciation. Le phylactère occupe une position d'arrière-plan dans cette organisation, prenant l'image en « sandwich ».

Cette conception du phylactère, très différente de la nôtre, suppose par défaut que le récit en images est la partie visible d'une structure textuelle, et qu'il s'agit simplement d'y superposer une grille de lecture adéquate pour retrouver le « texte » originel -  c'est-à-dire la bonne paraphrase, celle qui exprime à la fois le contenu de l'image et son intégration dans son « milieu énonciatif » naturel.

Grand admirateur de Rousseau, Rodolphe Töpffer (1799-1846), auteur d'une demi-douzaine d'albums d'histoires en images (entre 1827 et 1845) appartient à cette génération d'artistes qui rejette l'allégorie et l'iconographie traditionnelle au profit d'un idéal d'art personnel et immédiat.

C'est dans cet esprit que l'écrivain genevois, critique d'art et pédagogue laisse, au quotidien, filer sa plume sur toutes les surfaces où elle se pose, multipliant les petits croquis quasi-enfantins, à base de chimères et de caricatures, dont il expliquera qu'ils constituaient une véritable matière première de ses histoires. Cette  graphomanie galopante va donner à Töpffer la source d'une nouvelle structure énonciative applicable aux histoires en images.

William Hogarth - que Töpffer admirait beaucoup-  avait parfaitement défini le champ d'expérimentation qui allait devenir celui de l'auteur genevois :  

Les premiers griffonnages d'un enfant qui évoquent à peine l'idée d'un visage humain,
montreront toujours une ressemblance avec l'une ou l'autre personne, et formeront souvent une ressemblance comique que les plus éminents caricaturistes d'aujourd'hui n'égaleront pas dans leurs dessins...
William Hogarth, Inscription pou “The Bench", 1758.

Sans qu'on puisse savoir si Töpffer connaissait ou non cette réflexion (en réalité une charge contre la caricature « de ressemblance », qui déferlait en Angleterre en 1758), il est clair qu'elle recoupe sa propre méthode de travail :

(...) s'essayer sans cesse (et à temps perdu pour en avoir moins de regret) à tracer des figures humaines qui ont toujours et nécessairement une expression déterminée, et une expression quelquefois bien plus vive ou bien plus comique que l'on n'avait pu s'y attendre, c'est évidemment récréatif. Après tout, ces visages vivent, parlent, rient, pleurent (...) Pour nous, nous avons toujours préféré ces partners-là à des partners de whist ou de piquet.
(...) Presque toujours aussi, parmi ces partners, l'on en découvre qui, mis en rapport les uns avec les autres, peuvent donner lieu à une scène plaisante; alors on les assemble, on les complète, on trouve la scène qui a précédé celle-là, on invente ce qui doit suivre, et l'on est sur la voie de composer une histoire en estampes.
Rodolphe Töpffer, Traité de Physiognomonie, 1845.

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Rodolphe Töpffer, Histoire de M. Jabot (première version manuscrite, comm. le 29 janvier et finie le 5 février 1831.)

Après avoir lu deux de ses albums, un premier critique s'était enthousiasmé de l'invention de Töpffer en ces termes : On doit admirer au plus haut point la manière dont un fantôme comme celui de M. Jabot reproduit son individualité impossible sous les formes les plus variées, et dans un entourage qui donne l’illusion de la réalité. Ces mots sont de Goethe à qui un ami de Töpffer a présenté les carnets originaux des aventures de M. Vieux Bois et de M. Jabot (Töpffer n'étant pas encore publié)  -  ils témoignent de l'étonnement provoqué par un genre qui, proche, esthétiquement, de la caricature à la Gillray ne repose plus du tout sur la même structure : la rhétorique de la déformation n'avait de sens, chez Gillray, que dans son application à des personnages réels transposés dans une allégorie ; avec les créatures artificielles de Töpffer, on sort tout à fait de cette problématique.

Un témoin raconte d'ailleurs qu'en découvrant les albums de Töpffer, le vieux Goethe s'arrêtait toutes les dix pages, se reposant de peur de prendre une « indigestion d'idées ». La lecture des albums de Töpffer devait constituer à l'époque une expérience énonciative surprenante, et peut-être fatigante, basée sur une tension inédite entre cette « illusion de réalité » où s'activent des individualités d'origine purement graphique-  et les légendes qui commentent les faits observés comme s'ils se déroulaient sous nos yeux dans l'éternel présent de l'image.

Töpffer n'était pas allé chercher loin ce cadre énonciatif, il était tout entier dans ses divertissements de « longues soirées d'hiver » avec ses élèves :

J'ai composé pour le divertissement de mes élèves une douzaine de comédies. (...) C'est aussi à leur grand plaisir que, durant les soirées d'hiver, j'ai composé et dessiné sous leurs yeux ces histoires folles, mêlées d'un grain de sérieux, qui étaient destinées à un succès que j'étais bien loin de prévoir.
Rodolphe Töpffer, lettre à Sainte-Beuve, 29 décembre 1840.

Les histoires de Töpffer naissent sous forme d'un jeu, qui a pour caractéristique d'être mené par le dessin en train de se faire, et repose sur des accidents presque imperceptibles du trait. La nouvelle structure énonciative reposera sur cette tension créative entre le dessinateur et ce qu'il dessine : il y a production d'images autonomes, et de cette autonomie jaillit une récréative sensation de liberté et d'improvisation directement productrice de l'histoire :

Ce qui nous donna un jour l’idée de faire toute l’histoire d’un Monsieur Crépin, ce fut d’avoir trouvé d’un bond de plume tout à fait hasardé, la figure ci-contre. (...) De là une épopée issue moins d’une idée préconçue que de ce type trouvé par hasard.
Rodolphe Töpffer, Traité de Physiognomonie, 1845.

Dans un de ses romans, La Bibliothèque de mon Oncle (1838), Töpffer décrit un étudiant enfermé dans sa chambre et croupissant dans un ennui mortel. Un hanneton venant à grimper sur son porte-plume, l'élève s'invente un jeu ; poussant l'intrus vers une goutte d'encre, il lui fait dessiner, bon gré mal gré, son paraphe. Distrait, il abandonne l'insecte quelques minutes, et découvre à son retour une tache ignoble dans le livre le plus précieux du bon Oncle.

L'appareil énonciatif töpfferien est tout entier dans cette image : tel Robinson, exerçant son perroquet à prononcer son nom, l'étudiant veut faire écrire son paraphe, qui appartient à l'ordre des re-présentations scripturales. Au lieu de ça, on voit se déclencher un accident parfaitement autonome et spontané, la production d'un microcosme d'événements graphiques (et catastrophiques). Les choses ne sont plus rapportées, elles se passent sous nos yeux, elles se jouent dans le dessin même.

Cette nouvelle structure énonciative renverse donc le rapport de l'image et du texte : l'action se produit dans le monde du dessin, et le commentaire se contente de la suivre en même temps que le lecteur. Là où le montreur d'images traditionnel cherche à renforcer l'autorité littéraire d'une histoire « mille fois racontée » dans sa manière de « légender » les textes (le procédé allant souvent jusqu'à la versification), les légendes de Töpffer marquent en permanence le caractère spontané, inattendu des trajectoires. C'est le ton du dessinateur qui commente, pour ses élèves, le dessin en train de se faire, se tirant de tous les pièges qu'il se tend à lui-même.

Autour de ce cadre apparemment peu propice à des développements littéraires, Töpffer va déployer toute sa virtuosité d'écrivain dans l'élaboration d'un style indirect polyphonique, qui traduit sans en avoir l'air, chaque pensée de ses petits personnages graphiques, chaque signe d'affectation ou de ridicule intérieur. La fausse objectivité ironique de cette narration est évidemment renforcée par la position d'un  narrateur et d'un lecteur qui s'accordent sur le fait que l'action originale EST l'action qui se passe dans le dessin, c'est-à-dire qu'elle ne se passe pas ailleurs. Pour la première fois, c'est l'image qui occupe le premier plan, ce qui donne au genre inventé par Töpffer son irrésistible aura d'illusion réelle.

On comprend mieux pourquoi il n'a jamais été question pour Töpffer d'intégrer à cet appareil le moindre phylactère : chez lui, tout repose sur la tension entre  l'accident graphique  et le commentaire. Or, le phylactère, jusqu'ici, a toujours servi à confirmer l'image dans son rôle subalterne : l'image ne « parlant » que pour marquer sa conformité au texte. L’utiliser aurait constitué pour Töpffer un parfait contresens.

***

La singularité de Töpffer saute aux yeux quand on le compare à ses nombreux héritiers du 19e siècle. De son vivant, ses albums s'étaient imposés comme un véritable genre : l'éditeur Aubert avait même créé une collection des Jabots (où le jeune Doré publia à l'âge de quinze ans, son premier album) sur ce modèle.

L'une des fonctions des genres est évidemment de fixer les contraintes énonciatives des œuvres qui s'y rattachent. Tout en adoptant le principe de la légende courant sous l'image, les suiveurs de Töpffer jouent beaucoup moins que lui sur la tension du texte et de l'image en train de se faire, le commentaire revient à une forme plus traditionnelle (proche sans doute de celle des montreurs de lanternes magiques), qui réinstalle l'image dans sa position subalterne.

Aucun d'entre eux, de toute façon, ne songe à introduire le phylactère dans des séquences narratives : jusqu'à la naissance du comic strip, ou presque (1890), les histoires en images s'abstiennent de recourir à la bulle. Cette lacune est parfaitement inexplicable si on s'en tient à l'idée du phylactère comme procédé « simple et efficace » pour faire parler des personnages graphiques. Seule une évolution des structures énonciatives sous-jacentes peut expliquer pourquoi ce procédé manifestement incompatible avec la séquence d'images avant les années 1880 devient brusquement évident dans cet emploi à la fin du 19e siècle.

Cette absence de phylactère est d'autant plus frappante qu'on trouve beaucoup de « faux-amis », de planches à multiples vignettes, contenant des phylactères, qui, en dernière analyse, se révèlent toujours être des mosaïques thématiques plus que des récits. En cette matière l'œuvre de George Cruikshank est particulièrement représentative.

Issu d'une famille de dessinateurs, Cruikshank commence très jeune à publier des caricatures dans la manière de Gillray. Au cours de sa longue vie, il s'intéressera à tous les domaines graphiques : caricatures, illustrations, cartoons humoristiques et peinture. Il sera aussi l'auteur de quatre albums d'histoires en image (sans phylactères).

S'il nous intéresse ici, c'est pour le relais qu'il opère entre Gillray et la bande dessinée moderne. Un des pionniers du comic strip américain, James Swinnerton évoque ce rôle dans une interview (datant des années 1940 ), où il parle de la naissance de la bande dessinée moderne : « On n' utilisait plus de ballons montrant ce que disaient les personnages, la mode avait été enterrée avec l'anglais Cruikshank, et puis vint le supplément comique du dimanche (support du comic strip), et avec le Yellow Kid d'Outcault, les ballons sont revenus et ont littéralement rempli le ciel ».

S'il doit énormément à Gillray à ses débuts (dans les années 1810), Cruikshank se fait très vite connaître dans le domaine de l'illustration et du dessin humoristique.  Dans ce dernier genre, il met souvent en scène des jeux de mots qui lui permettent de matérialiser des personnages insolites ou des objets anthropomorphes. Ceux-ci soliloquent par phylactère, l'héritage des « allégories » monologantes de Gillray étant encore très marqué. La différence, c'est que le personnage réel (modèle de la caricature) s'efface, il ne reste plus que l'idée (le jeu de mots). Le dispositif peut donc basculer dans l'abstraction sans pâtir de l'élimination d'un énonciateur vivant de référence, ce qui est compatible avec un autre des usages courants du phylactère : il est souvent utilisé dans les rébus.

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George Cruikshank's Omnibus, 1842.

Variation sur un jeu de mot - no-body, somebody etc. - L'énonciateur est une virtualité purement verbale. Usage similaire au rôle qu'on fait jouer au phylactère dans les rébus ou les allégorie.

Tout ceci indique qu'à ce stade, le phylactère relève encore d'appareils d'énonciation essentiellement textuels - allégories, jeux de mots, rébus-  qui travaillent dans la profondeur d'une image arrêtée, sans développement narratif. Quand Cruikshank l'utilise dans des planches composites (qui ressemblent de loin à des planches de bandes dessinées), c'est toujours parce que la séquence présentée est thématique (par exemple, variation sur un jeu de mots comme no-body, some-body, etc.). Il ne le fait jamais dans une suite purement narrative.

La préférence pour le phylactère à soliloque conforte bien sûr cette hypothèse : le procédé a sa place naturelle dans la lecture profonde d'une image, par opposition au glissement latéral qui est le propre d'une lecture séquentielle narrative. Si les dialogues existent, ils prennent souvent la forme de monologues fonctionnant en parallèle, confirmant la tendance générale.

Nous avons plusieurs fois évoqué cet arrière-plan du phylactère, qui correspond à un deuxième temps de lecture de l'image, exigeant même, à l'occasion, une réorientation physique de la planche pour lire certaines banderoles verticales.

Pour ces mêmes raisons, nous avions insisté sur les images-stations de l'Horrible Complot Papiste. Imitant assez bien la forme d'une bande dessinée quand elles étaient réunies sur une même planche, elles dérivaient d'images « à l'unité » vendues, à l'origine, sous forme de cartes à jouer.

Il faut donc toujours en revenir à la métaphore initiale de l'ancien rouleau à écriture, chargé d'autorité : le phylactère, jusqu'à la fin du 19e siècle, est un « morceau de texte » qui se rattache implicitement à une grille d'interprétation  statique de l'image. Cette grille, dont la nature peut varier selon les époques et les genres, ne se prête pas à un développement narratif. Les images les plus aptes à accueillir le dispositif sont donc celles qui ont été encryptées (allégories, rébus, etc.), -   celles qui ont une structure d'interprétation toute prête pour y « loger » un monologue, une exclamation ou tout autre énonciation  pouvant être figée, ou arrêtée. Dans des planches composites, les vignettes entretiennent des relations plus fortes avec ce réseau qu'avec les images voisines (qui, rayonnant et se déclinant à partir d'un même thème  peuvent éventuellement être redistribuées « comme un jeu de cartes »).

Tous ces éléments confirment ce que nous avions déjà noté chez Töpffer : le phylactère hérité du Moyen Age n'a pas sa place naturelle dans des histoires en images séquentielles, à lecture latérale et superficielle. Töpffer donne à ses personnages le pouvoir d'agir avec une surprenante autonomie dans cet espace,  mais la partie énonciative de leur existence (pensées, propos, réactions verbales)  reste l'affaire d'un récit qui, courant sous l'image, se développe dans une sorte de co-présence parallèle fluide.

Dans les années 1840 et 1850, Cruikshank va pourtant développer une métaphore aussi puissante qu'inédite, et propre à changer les données du problème. Il publie de 1835 à 1853 des almanachs comiques centrés sur la vie d'une métropole prospère (nous sommes dans les années qui précèdent la grande exposition du Crystal Palace, sommet de la période victorienne). Ses phylactères foisonnent dans un milieu urbain saturé d'écriteaux, de bannières, de panneaux publicitaires de toutes formes et de toutes espèces. Une nouvelle alliance est en train d'émerger.

L'insertion de textes dans l'image, par le biais d'affiches, de panneaux, de titres de livres, etc., ne date évidemment pas d'hier. Au milieu du 19e siècle, la référence en la matière est certainement l'œuvre d'Hogarth, parsemée d'innombrables éléments scripturaux à déchiffrer comme tous les autres éléments de ses satires morales. Ces indices (allusions littéraires savantes par exemple) comptaient d'ailleurs parmi les plus profonds de ses images, cachés dans la pénombre, souvent à peine déchiffrables.

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George Cruikshank, The Comic Almanack, 1845.

Les personnages s'expriment par bannières parlantes dans un environnement urbain, saturé d'écriture : pour la première fois, les phylactères prennent vraiment source dans une matière visuelle.

Dans le Londres de Cruikshank, bien plus prosaïque, les écriteaux et inscriptions de toutes sortes participent tout au contraire d'une sorte de grouillement superficiel et hétérogène. Pour la première fois, on voit émerger une matière textuelle interne au monde de l'image, et dont les sources énonciatives sont identifiées aux objets eux-mêmes : ce sont les murs, les fenêtres, les devantures, les vitrines qui, dans cette langue impersonnelle si caractéristique de l'affichage urbain, s'adressent pour toutes sortes de raisons à ceux qui les lisent.

S'installe ici une lecture qui ne relève plus d'un discours implicite profond, mais plutôt d'une sorte de brouhaha visuel stochastique dans lequel le regard circule pour le plaisir de se perdre plus que pour celui de comprendre.

Du même coup, cette grille de lecture offre un champ d'expression parfaitement  inédit aux petits bonshommes de Cruikshank qui peuplent les rues de Londres : pourquoi ne s'exprimeraient-ils pas dans ce même langage de surface ? Se dessine alors le décor d'une ville-texte sans épaisseur où les objets, les décors et les citoyens anonymes ont tous quelque chose à vendre ou à échanger : un avis, un point de vue, un produit, etc.

Aux questions rituelles  -  qui me parle ? Et à travers quel appareil d'énonciation ? -  le lecteur se trouve ici devant une réponse d'un genre nouveau : pour la première fois, les phylactères prennent vraiment source dans une matière visuelle. Les bonhommes qui s'agitent sur la page et s'expriment par bannières parlantes dans cet environnement saturé d'écriture, le font bien en tant que personnages graphiques (ils participent au même grouillement indifférencié d'une matière texte/image immanente) ; leurs échanges sont d'ailleurs beaucoup plus vivants et animés que tout ce qu'on a pu lire chez Gillray.

Néanmoins, c'est la circulation du regard dans l'image qui leur donne cette apparence de vie et de grouillement collectif : leurs banderoles parlantes se lisent comme on lit des écriteaux ou des posters, ils ne sont pas, comme les personnages de Töpffer (ou de Busch), entraînés dans une folle mécanique burlesque de lecture latérale.

C'est à ce stade-là du développement, qu'un caricaturiste nommé R.F. Outcault va prendre le relais, après un hiatus de quatre décennies, en créant dans les journaux de New York, son célèbre Yellow Kid. Nous sommes dans les années 1890, et les deux magnats mythiques de la presse américaine, Pullitzer et Hearst, se font une guerre impitoyable à coups de suppléments comiques en couleur.

Yellow Kid et ses copains du quartier de Hogan's Alley, héritent directement de la métaphore urbaine de Cruikshank. Les panneaux et écriteaux abondent dans l'environnement new yorkais, ainsi que les posters et autres affiches, peinturlurés par de petites mains maladroites, qui écrivent dans un sabir phonétique.  

Au centre de ce dispositif énonciatif, il y a la fameuse (et significative) trouvaille d'Outcault : les discours du Yellow Kid s'inscrivent sur sa chemise de nuit. Le Kid est toujours à l'avant-plan, tel un Monsieur Loyal, il s'adresse directement au lecteur, les yeux dans les yeux, prenant en charge la paraphrase de l'image, ponctuant ses interventions de « Voyez ! » et de « Dites-donc ! ».

Le phylactère perd beaucoup de son autorité symbolique, en jouant ainsi les accessoires d'homme-sandwich, pourtant, c'est sans doute au prix d'une telle dévaluation qu'un véritable premier plan énonciatif  interne à l'image peut commencer à opérer le travail de paraphrase. Comme un bien  qui s'auto-labelle « marchandise à vendre » dans une vitrine, le Yellow Kid s'affiche - littéralement-   énonciateur graphique. Il s'auto-désigne « être de discours » en même temps que créature artificielle graphique. Le succès du petit personnage en termes de marchandising en dit d'ailleurs long sur l'efficacité du procédé : il vend tellement bien son identité impossible et virtuelle qu'il la colle sur les boîtes de cigares, les savonnettes, les chaussettes et tout ce qu'on voudra.

Depuis les années 1860, sous l'impulsion de l'allemand Wilhelm Busch, puis de l'américain A.B. Frost (surtout connu aux Etats-Unis), les comics se concentraient sur des histoires (muettes ou à légendes, et dans ce cas, souvent versifiées) de gamins farceurs, et d'animaux indisciplinés, dans lesquels on reconnaît sans peine l'héritage du hanneton de Töpffer, créature graphique douée de sa propre force vitale, de ses propres visées intentionnelles -  le Yellow Kid et ses amis donnent un premier moyen d'expression à cette vie artificielle que certains appelleront « toons »  au 20e siècle (et dont les caractéristiques seraient trop longues à énumérer ici). A partir du Yellow Kid, les toons s'acquittent de manière autonome de cette double tâche : ils sont agents physiques de leurs propres aventures et émetteurs virtuels de leurs propres énonciations. C'est à partir de ces données que les lecteurs paraphraseront leurs histoires en image.

Dans les grandes pages du Yellow Kid, grouillantes d'objets et créatures « à affichage », et d'événements  en parallèle, le vénérable phylactère ne tient finalement qu'une place de second rang. Il reste, littéralement, un dispositif d'arrière-plan énonciatif.

Outcault l'utilise surtout pour faire parler les personnages lointains, là où les inscriptions deviendraient illisibles. Le petit personnage qui tombe d'un immeuble à l'arrière-plan (chaque semaine) a toujours droit à son propre phylactère, par exemple.

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R.F. Outcault, The Yellow Kid, 1896.

Les grandes pages du Yellow Kid, grouillent d'objets et créatures « affichage » dans lesquelles le vénérable phylactère occupe un arrière-plan énonciatif - notez la cage du perroquet.

Au milieu de ce capharnaüm, une seule exception échappe à la logique énonciative, fondée sur la métaphore de l'affichage urbain : le perroquet à bulle. Comme chacun sait, les perroquets n'ont pas le même statut énonciatif qu'un locuteur humain, l'oiseau émet une forme très différente de message qui suggère un gag apparemment irrésistible : contrairement aux autres créatures autonomes qui évoluent dans cet environnement, le perroquet produit directement une image sonore. Sa bulle n'a rien à voir avec les vieilles banderoles parlantes.

Pour le lecteur de l'époque, cette différence de statut devait sauter aux yeux, ce qui explique pourquoi le gag revenait si fréquemment. Pour nous, il est devenu incompréhensible, car toute la bande dessinée moderne parle aujourd'hui par image sonore. Tout au contraire, c'est le texte écrit sur la chemise de nuit du Yellow Kid qui nous semble un procédé étrangement décalé.

Comment baser une narration séquentielle sur un tel procédé ? Comment un texte écrit sur une chemise peut-il changer d'une image à l'autre au cours d'un dialogue ? Ça ne tient pas debout !

Précisément. Voilà sans doute la meilleure manière de résumer pourquoi cette classe de métaphore - du phylactère à l'affichage urbain, en passant par la banderole parlante-  se prêtait si mal à la mise en séquence narrative -  et ceci jusqu'à la révolution phonographique.

Il y a quelques années, des spécialistes américains (et européens) ont choisi la planche du Yellow Kid du 25 octobre 1896 pour marquer les débuts du comic strip. Elle leur paraissait être la première à rassembler tous les éléments distinctifs de la bande dessinée moderne. Depuis lors, quelques chercheurs (et en particulier, un des plus fins spécialiste et collectionneur de la période, Doug Wheeler) se sont attachés à démontrer que bien d'autres planches séquentielles utilisant les bulles parlantes avaient été publiées au cours de la décennie précédente. Ces recherches seront bientôt publiées, mais D. Wheeler a eu l'amabilité de confirmer en privé l'hypothèse que nous proposions depuis quelques années en nous basant sur cette planche : l'utilisation systématique de la bulle parlante « moderne » est directement liée à l'émergence du phonographe (ainsi que du téléphone, nous dit-il).

D. Wheeler nous signale de nombreuses occurrences de ce type d'appareils dans les premières planches séquentielles à bulles parlantes. Il avait tiré de ce fait à peu près les mêmes conclusions que nous. « Ecoutez les paroles de sagesse du phonographe ! » affiche le Yellow Kid en débarquant avec l'appareil sous le bras. Aussitôt le phonographe se met à faire la réclame du supplément en couleur du New York Journal (le Kid vient d'y emménager avec armes et bagages). Au cours du pitch, le phonographe (qui s'exprime par bulle parlante), évoque la petite amie du Yellow Kid, lequel, ravi, affiche : « Le phonographe la connaît, voyez ! ». Et puis vient la chute de l'histoire, le boîtier s'ouvre, le perroquet en sort : « J'en ai marre de cette petite boite étouffante ! ».

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R.F. Outcault, The Yellow Kid and his new Phonograph, 1896.

Les années 1890 sont celles de l'explosion de la culture phonographique. Dans les rues de New York, des Phonograph Halls accueillaient le chaland qui, pour quelques cents, pouvait y écouter de la musique légère, des dialogues comiques, des discours, etc. On commence même à vendre des jouets à rouleaux phonographiques. En 1888, Muybridge avait contacté Edison pour voir si son Zoopraxiscope ne pouvait pas être couplé avec le Phonographe du célèbre inventeur. Edison commença  à envisager un nouveau style de spectacle qui combinerait la reproduction sonore et les images en mouvement. La civilisation audio-visuelle était en train d'émerger ... Et la bande dessinée se trouvait au premier rang : le dessinateur A. B. Frost, pionnier des comics dans les années 1880, avait déjà commencé à définir une esthétique de la planche directement inspirée par les travaux de Muybridge.

Quant à Outcault, il était encore mieux placé. Il avait travaillé comme journaliste dans une publication d'Edison à la fin des années 1880. La bulle parlante, celle du perroquet et du phonographe, va faire du comic strip le premier médium audio-visuel de la nouvelle civilisation. C'est en partie ce qui explique la robustesse de la BD tout au long du siècle des médias. Vers 1895-1900, l'ancien phylactère a largué les amarres qui le rattachaient encore au médium textuel (par « affichage ») pour s'ancrer dans une nouvelle métaphore : celle de l'image sonore.

En se diffusant, la technologie « audio » fonde un paradigme inédit, dont le perroquet devient l'emblème, le phonographe, le modèle véhiculaire. Simple curiosité du monde animal, avant ces inventions, « l’image sonore » du perroquet s'impose en quelques années (folles), comme une alternative puissante au modèle textuel de la diffusion du discours humain. Notez comment le Yellow Kid insiste sur les paroles « de sagesse » de l'appareil, et comment celui-ci implique le Kid et sa copine dans son « discours ». Ce n'est évidemment pas un hasard si la bulle parlante émerge au moment où l'on commence à explorer la sphère d'autorité et d'énonciation des machines de reproduction sonore.

Il faudra attendre l'année 1900 pour que les comics séquentiels à bulles parlantes deviennent réellement une norme. Tous les spécialistes s'accordent pour dire que le caricaturiste et pionnier des comics, F. B. Opper, fut le premier à systématiser le procédé et ses codes de lecture. Trois documents permettent de reconstituer cette mise en place définitive.

Au début de sa série préhistorique (Our Antediluvian Ancestors), Opper, comme Outcault, sépare encore visuellement deux plans d'énonciation : les personnages qui prennent en charge la paraphrase globale de l'image sont situés à l'avant-plan (comme l'était le Yellow Kid), leur commentaire étant placé sous l'image, en légende. La bulle parlante correspond à l'action commentée, située à l'arrière-plan, dans la profondeur de l'image.

Un cartoon plus tardif de la même série montre l'amorce d'une véritable circulation entre les différents plans énonciatifs : la piste sonore s'enroule littéralement autour d'un axe central.

C'est aussi en 1900 qu'Opper crée Happy Hooligan : le regard continue à circuler de bulle en bulle à l'intérieur de l'image, mais la lecture est chaînée, elle a éliminé toute trace d'un « premier plan » textuel pour laisser se dérouler la bande son au même rythme que la bande image.

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F.B. Opper, Our Antediluvian Ancestors (ca 1900)

Avant-plan énonciatif (la légende-paraphrase) et le phylactère d'arrière-plan (inséré dans l'action de l'image).

L'une des fonctions médiévales du phylactère était d'identifier l'un ou l'autre personnage en donnant le début du livre qui l'avait fait connaître. Nous avons cherché à montrer à quel point le dispositif était resté cohérent dans cette fonction de rattachement à un texte implicite jusqu'à la fin du 19e siècle et l'émergence du paradigme audio-visuel. Pour le lecteur moderne, ce glissement de la banderole parlante à la bulle phonographique est à peine perceptible même avec les documents sous les yeux. L'appareil d'énonciation qui structure notre propre lecture, nous ne le voyons plus,  l'habitus audio-visuel est devenu une seconde nature pour l'homme du 20e siècle. Il a fallu réactiver ces anciens appareils d'énonciation « à phylactère », fondés sur l'autorité textuelle, pour se rendre compte à quel point nous avons intériorisé la révolution phonographique.

Bien entendu, la bulle parlante a continué à se transformer, suivant les cultures et l'environnement technologique dont les transformations sont souvent riches en nouvelles grilles de lecture. En Occident, on marque résolument la différence, probablement depuis la popularisation de la radio, entre parole humaine directe, et parole retransmise par des appareils audio, ce qui n'est pas sans ironie, quand on sait le rôle que ces appareils ont joué dans le sauvetage in-extremis de l'ancien phylactère. Plus que la différence de timbre, c'est sans doute des nuances entre forme d'énonciation directe et indirecte qui sont ainsi pointées. Il y a de subtiles et variables différences d'autorité entre voix radiophonique ou téléphonique (locuteur absent de l'image) et voix directe (locuteur présent).

Les Japonais utilisent souvent leur alphabet phonétique pour distinguer le parler des robots du parler humain. Les exemples abondent, d'auteurs qui ont exploité de manière inventive les métaphores disponibles dans l'environnement culturel, des bulles parlantes à typographie variable de Walt Kelly, aux zappings télépathiques de Frank Miller, qui mixent de manière libre les pensées, les TV news et les paroles des personnages comme si on changeait de chaîne dans un espace d'ondes.

Mais la plus grande révolution, la plus discrète sans doute aussi, est celle du Maus de Spiegelman, qui parvient à réintroduire une dimension littéraire dans la bande dessinée en mélangeant plusieurs plans d'énonciations différents ; au moins deux récits à la première personne (nous éviterons de dire « voix off ») à plusieurs niveaux d'enchâssements et de polyphonie dialogique, s'y conjuguent, avec un nouveau dispositif énonciatif d'un richesse potentielle extraordinaire : le masque graphique , qui, dans cette nouvelle profondeur littéraire, permet de créer des plans énonciatifs totalement inédits en modulant la voix des locuteurs par des allusions graphiques aux possibilités expressives illimitées. Le masque graphique représente peut-être pour la bande dessinée un saut « technologique » comparable à celui de la bulle parlante en 1900.

La nouvelle bande dessinée française - nous pensons à des auteurs comme Baudoin et à David B. en particulier - est en train d'explorer ce nouveau domaine, dans lequel on voit peut-être réapparaître des procédés comme l'allégorie. L'histoire de la culture humaine est pleine de ces résurrections imprévisibles d'anciennes solutions. Les nouveaux appareils d'énonciation textuels/graphiques qui émergent aujourd'hui semblent devoir nous réserver encore bien des surprises, d'autant que de nouvelles technologies (Internet, en particulier) multiplient les situations énonciatives inédites dont nous ne saisissons pas encore la portée sociale, politique et culturelle. Tant de choses se jouent actuellement dans les forums (discussions entre énonciateurs identifiés et pseudonymes, par exemple),  les jeux en ligne (avatars graphiques et identités imaginaires), dans les listes de discussion, les chat-rooms, les messages SMS, qui nous obligent à reconfigurer nos modèles de manière encore bien empirique, en sautant d'un appareil d'énonciation à l'autre.

Depuis plus d'un siècle, la bande dessinée s'est montrée un moyen rapide et bon marché pour tester, combiner, expérimenter les machines et les situations énonciatives que notre culture technologique renouvelle constamment. Elle a sans doute contribué à initier les jeunes générations aux subtilités et aux paradoxes de la culture audio-visuelle en créant une sorte de langage audio-visuel « portable », dont la dimension technologique est représentée de manière invisible et implicite.

C'est sûrement ce qui explique la longévité, la robustesse et le dynamisme du 9e art - cela malgré sa rusticité apparente - à l'âge des technologies de communication et d'information.

NDLR : La consultation du site http://www.coconino- world.com , dont Thierry Smolderen est co-fondateur, enrichira la lecture de cet article. Remerciements : merci à Mike Kidson pour les très nombreux éléments qu'il a apportés dans la discussion concernant L'Horrible Infernal Complot Papiste ; à Doug Wheeler pour ses précisions concernant les comic strips à bulles parlantes avant le Yellow Kid ; à Bob Beerbhoom pour ses renseignements concernant  l'utilisation du mot « label ». Et en général à tous les participants réguliers de la Platinum List. Merci à l'équipe de Coconino World pour son aide logistique. Beaucoup d'ouvrages introuvables et d'auteurs cités dans cet article sont présentés sur le site http://www.coconino-classics.com .

Pour citer cet article :  Smolderen Thierry (2003). "Ceci n’est pas une bulle ! - Structures énonciatives du phylactère".  Actes des Quatrièmes Rencontres Réseaux Humains / Réseaux Technologiques.  Poitiers,  31 mai et 1er juin 2002.  "Documents, Actes et Rapports pour l'Education", CNDP, p. 107-139.

En ligne : http://edel.univ-poitiers.fr/rhrt/document555.php

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Le Yellow Kid    

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SMOLDEREN, T., A.B. Frost, éléments de cinématique désopilante, in 9e ART N°7, 2002.

SMOLDEREN, T., Why the Brownies are important, sur http://www.coconino-classics.com

Le Perroquet d'Edison    

WHEELER, D., Comic Strips Before the Yellow Kid in The Comic's Buyer's Guide N° 1525, 7 février 2003

WHEELER, D., Look Who Else Was Talking, Too (titre de travail), à paraître in Comic Art #5, automne 2003.

OPPER, F., Our Antediluvian Ancestors, C.A. Pearson, 1903. (aussi sur http://www.coconino- classics.com)

Dans la bulle de cristal   

MILLER, F., Elektra Assassin, Editions Delcourt, 2000.

SPIEGELMAN, A., Maus, Flammarion, 1987.

B., DAVID., L'Ascension du Hayt-Mal, L'Association.

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n° 4

  • Thierry Smolderen

    Professeur, Ecole supérieure de l'Image, Angoulême.

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A voir sur UPtv

Vidéo de l'intervention de Thierry Smolderen : Durée 1h 18 min. Note technique : Suite à une défaillance du magnétoscope lors de l'enregistrement, cette séquence connait quelques coupures de son.

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