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Des réseaux d’échanges réciproques de savoirs aux « communaux-réseaux » ?

Deuxième partie - Des usages

Par Claire Héber-Suffrin

Publié en ligne le 1 septembre 2006

Résumé : A partir de l'exemple des RERS (Réseaux d'échanges réciproques de savoirs), nés il y a trente ans dans une école Freinet, la réflexion porte sur l'intérêt de mettre en place des réseaux collaboratifs basés sur des valeurs humanistes. Ainsi les RERS, où qu'ils soient dans le monde, se fondent sur la pluralité des opinions et des cultures. La règle y est l'ouverture, l'égalité entre les intervenants et la libre circulation de tous les savoirs. Cet état d'esprit réseau est difficile à adopter dans nos sociétés où la compétition est valorisée mais il permet d'apprendre à respecter les savoirs et les personnes, à collaborer et à être un citoyen responsable.

La question de l’organisation en réseaux s’applique sous différentes formes à la formation et aux apprentissages. Par exemple ainsi :

  • Comment peut-elle favoriser pour tous des parcours de formation, des accès à la multiplicité des savoirs ?

  • La dynamique même de réseau n’implique-t-elle pas qu’elle ne les favorise « pour tous » que si tous peuvent être des acteurs véritables de ces réseaux ? Que si le « pour tous » s’articule constamment avec le « par tous » ?

  • La dynamique de réseau peut-elle agir conjointement au niveau des désirs, des capacités et des possibilités réelles de se former ?

  • Ne concrétise-t-elle pas les liens quasiment « consubstantiels » entre l‘apprentissage et la relation ?

Le sens et l'effet d'un apprentissage changent selon la nature des systèmes, des dispositifs dans lesquels il est inscrit et selon le statut donné aux personnes et aux relations. Apprendre, c'est indissociablement apprendre des connaissances, des savoir-faire, des savoir-être et intégrer les valeurs du système social qui a organisé ces apprentissages. Lorsqu’on acquiert des connaissances et des savoir-faire, n’apprend-on pas en même temps les systèmes par lesquels on apprend ?

  • Si l’on apprend dans des systèmes fondés sur la compétition, n’apprend-on pas, sans s’en apercevoir, la compétition et ses mécanismes, mais aussi la conviction que la compétition est « naturellement » le meilleur des systèmes d’apprentissage ?

  • Si l’on apprend dans des systèmes de hiérarchisation sociale, où il est « normal » qu’il y ait des premiers et des derniers, n’apprend-on pas à ne jamais remettre en cause les systèmes sociaux de hiérarchisation des personnes, des fonctions, des savoirs, des modes et institutions d’apprentissages ?

  • Si l'on apprend dans des réseaux ouverts, fluides, transversaux, où chaque élément du système (personnes et savoirs) est essentiel, aussi respectable que tout autre, et ce pour tous, on apprend ce qu'est un système ouvert, comment il se construit et se maintient ouvert, comment on peut le construire, l'ouvrir, on apprend à s'y déplacer, à s'y repérer, à vivre le mouvement sans être relégué aux marges, sans être oublié.

  • Si l'on apprend dans un système de coopération, c'est la coopération que l'on apprend, son intérêt, ses chances, ses outils, ses conditions.

  • Si l'on apprend dans un système qui dépend de ce que chacun y apporte, on apprend la responsabilité, la co-responsabilité, on a des chances d'apprendre les outils de la responsabilisation.

  • Si l'on apprend dans un système de droits égaux pour tous, en particulier en matière d'instruction, d'éducation, de formation, de construction des systèmes dont on a besoin, de décision sur ce qui nous concerne, c'est quelques-unes des dimensions de la citoyenneté que l'on apprend.

Et, au fond, la question principale n’est-elle pas celle des valeurs humaines sous-tendues ? Par quel type de réseaux ? De quel humain s’agit-il ? Et de quel bien commun à partager ? C’est, principalement, à partir de mon expérience des réseaux d’échanges réciproques de savoirs que je vais essayer d’aborder quelques-unes de ces questions.

Des postulats « simples » à comprendre, reconnaître, vérifier :

  • Chacun est porteur d’une multitude de savoirs et d’ignorances. Mais pas des mêmes.

  • Chacun peut transmettre des savoirs.

  • Chacun peut apprendre.

Des choix rendus possibles :

  • Chacun peut contribuer à mettre ses savoirs en « circulation » dans le social. Chacun peut donc se constituer « offreur » de savoirs.

  • Chacun peut apprendre, et, s’il le faut, retrouver le désir d’apprendre. Chacun peut donc se constituer « chercheur », « demandeur » de savoirs.

  • Tous les savoirs (ceux qui respectent les êtres humains et la paix entre les humains) sont « de Droit » pour tous.

Des actions et positionnements proposés :

  • Chacun peut alors agir en tant qu’enseignant et apprenant, et ce, conjointement.

Ces RERS sont nés, il y a plus de trente ans, à Orly, dans et autour d’une école.

A l’origine :

  • Des pratiques de classe coopérative (Classe Freinet),

  • Une multiplicité de mises en réseaux dans la ville (entre enseignants, parents, élèves et anciens élèves, associations, citoyens à titre individuel, travailleurs sociaux, bibliothécaires, club de prévention, commerçants…)

  • Des événements qui questionnent.

Deux exemples :

  • Brigitte : Brigitte était dans ma classe, une de ces enfants que la directrice m’amenait, en début d’année, parce qu’elle était « difficile » et que moi « avec ma pédagogie, peut-être que… ». Finalement, dès le départ, Brigitte savait qu’elle était un problème pour sa société. Et, il est vrai qu’elle résistait, de façon très active, à tout apprentissage et à toute coopération avec ses « collègues ». Un soir, en classe de neige, un rire, une parole, un air de musique, je ne sais quoi, elle s’est mise à danser... L’admiration de toute la classe (enseignante et élèves) a été extrêmement palpable pour elle. Je lui ai proposé de l'inscrire au petit conservatoire municipal de danse pour que la technique vienne enrichir ses dons. Et je lui ai demandé de nous "offrir" ce qu’elle y apprendrait, pour préparer un spectacle dansé collectif pour la fête de l'école. Et elle s’est mise à apprendre, la danse, et l'histoire, et la grammaire... Ce jour-là, j'ai compris pour toujours qu'on ne peut créer l'envie d'apprendre sans restaurer la dignité (tu découvrais à tes pairs une excellence), sans construire un rôle social reconnu (tu étais l'enseignante de danse), sans savoir que l'on est attendu quelque part, sans jouer un rôle dans le "Nous" dont on est, ou pourrait être, un des "Je".

  • L’ouvrier chauffagiste devient notre enseignant : Pour réaliser un ouvrage collectif sur « La vie en HLM à Orly » (en vue d’aider les enfants et leurs parents à transformer leur regard sur eux-mêmes), nous avons repéré, pour mieux les connaître, toutes les richesses de la ville. Et l'ouvrier chauffagiste, dans sa chaufferie - nous avons fait la démarche d'aller lui demander ses savoirs - nous a répondu. Une demande et une offre en réponse. Puis, plus tard, de lui-même, il est venu, un jour, dans notre classe, voir si nous avions bien compris, bien appris. Une offre, et une demande en réponse. Ce jour-là, j'ai pressenti l'importance de cette double "double démarche" : une démarche pour aller à la recherche du savoir là où il est utilisé avec intérêt et une réponse positive, active d'offre parce qu'on est valorisé de se voir reconnu par son savoir. Une autre démarche pour offrir son savoir, facilitée par cette reconnaissance et une demande en forme de réponse, parce qu'on est honoré qu'un "porteur de savoir" se déplace pour le partager.
    On reverra cette double démarche réciproque dans les réseaux de savoirs : j'offre ou je demande pour satisfaire un désir, un projet, démarche projective (constituer son désir comme moteur de son action). J'offre ou je demande pour répondre, m'adapter, réagir à une demande ou à une offre formulée par d'autres, démarche réactive d'adaptation.
    Là, après un travail tout à fait juste et pertinent avec nous tous, l’ouvrier chauffagiste a rencontré une géographe venue soutenir un groupe d'enfants qu'elle avait aidé à préparer un exposé sur les volcans. Il est resté pour écouter, sur la proposition des enfants. Il a posé des questions. Il est resté, ensuite, discuter "volcans" une heure devant l'école, avec la géographe.

Je savais, sans bien le savoir, qu'on ne donne que de ses manques ; je cherchais toujours, autour de moi, qui pourrait compenser les miens, y compris au niveau des apprentissages scolaires. J’ai compris là, ou vérifié, ou confirmé, qu'il fallait reconstruire des lieux, ou réinventer les lieux existants, pour que les savoirs circulent, ou plutôt pour que nous puissions mieux circuler dans les savoirs.

Les références théoriques ont été trouvées par la suite chez Edgar Morin, Ivan Illich, Henri Laborit, Gaston Bachelard, Célestin Freinet, Paulo Freire…

Actuellement, des centaines de RERS fonctionnent en France, Europe, Afrique, Amériques. Dans des villes, quartiers, cantons, établissements scolaires…

Tous les savoirs sont considérés comme intéressants, importants pour ceux qui les proposent et ceux qui les recherchent, et pour tout le Réseau. Toute personne, d’où qu’elle vienne et quels que soient son âge, son niveau de formation, son histoire culturelle, et son expérience de vie peut transmettre ses savoirs, ses savoir-faire, ses expériences. Jacques transmet son savoir en philosophie à Monique, Irène et Jean-Claude… Monique enseigne le solfège à Mathilde et Raphaël. Irène partage ses connaissances en aquarelle avec Jacqueline, Rachida et Victor. Victor entraîne en mathématiques Eric qui offre l’anglais à douze personnes de 8 à 60 ans dont Angéla qui offre la cuisine italienne à… Jean-Pierre transmet son savoir en conversation allemande à Martine et Yann, Yann enseigne la chimie niveau troisième - BEP à Mathilde et Raphaël, Martine partage ses compétences en dressage de chiens avec Juliette et Benoît qui enseigne à Jean-Pierre le violon, etc. 1

La seule “monnaie � qui circule est le savoir : nul troc, nul rapport d’argent ni de service dans les échanges, c’est le désir et le besoin qu’en ont l’offreur et le demandeur qui déterminent la valeur du savoir. Chacun est à la fois offreur et demandeur. Ce sont les participants qui construisent eux-mêmes la pédagogie à mettre en œuvre et qui décident de toutes les modalités des apprentissages, selon leurs désirs et leur disponibilité.

Singulières, uniques au monde, et toutes de la même humanité. Pour les voir comme valeur première, encore faut-il, sans doute, s’appliquer individuellement et collectivement l’expression “ faites vos yeux, rien ne voit plus ! �. Des personnes non stigmatisées, non catégorisées. Pensons à ce que signifie ne “ nommer � certains de nos concitoyens, « co-terriens » que “ défavorisés �, “ Rmistes �, etc. N’est-ce pas leur renvoyer à la face qu’ils ne sont attendus nulle part pour leur valeur, ce qu’ils peuvent apporter ? N’est-ce pas les figer dans une conception simpliste de la richesse ? N’est-ce pas les amputer de leur globalité ? N’est-ce pas nous priver collectivement de leur valeur ?

Comment construire des systèmes où chacun serait, se ferait chance pour lui-même et pour autrui ? Où chacun considérerait – ou accepterait d’apprendre à le faire - autrui comme une chance (je ne sous-estime pas la nécessaire construction de la confiance pour qu’il en soit ainsi, et d’un minimum de valeurs humaines communes).

Mais qu’est-ce qui fait que les savoirs sont des « valeurs » ?

Tous les savoirs, et par tous pour tous : ce qui contribue à donner valeur humaine, politique, éthique aux savoirs est ce choix de la destination universelle des savoirs ; mais aussi, ce choix mis en pratique que “ tous � puissent être auteurs de la mise en circulation des savoirs, “ tous � à l’origine de la transmission, de la production, de l’échange, de la recherche et de la demande vers tous.

Comment lutter contre la marchandisation et les captations accélérées des savoirs ? Les savoirs, valeurs humaines, ne pourraient-ils être considérés comme des biens communs de l’humanité ? En raison de leur histoire, comme l’héritage que nous ont transmis ceux qui les ont construits, ceux qui les ont fait circuler, croisés, tissés, utilisés et enrichis, ceux qui ont payé pour qu’ils soient produits ? En raison de leur actualité,  et de ce qu’ils permettent en termes de pouvoir d’agir, de créer, de se relier, d’anticiper, de projeter, d’espérer ? En raison de l’avenir, comme un héritage inaliénable, inimaginable, non descriptible, ni appréhendable par tous ceux qui nous suivent ?

Elle est une valeur en soi. Elle situe chaque savoir dans une reconnaissance sociale de tous les savoirs utiles à l’humanisation de tous les savoirs. De plus, c’est cette affirmation du choix de la pluralité (c’est-à-dire de la reconnaissance sociale de l’intérêt de cette pluralité) qui redonne sens à chacun des savoirs dont le “ porteur � accepte lui-même de le “ situer � ainsi. Une pluralité qui n’est ni imaginable, ni descriptible : il n’y a pas de limites à ce que des communautés d’apprentissages peuvent apprendre ; à ce que des communautés de savoirs pourraient mettre en circulation.

Pourrions-nous davantage travailler à “ considérer � (dans le sens avoir ou donner de la considération) tous les savoirs et à des considérations réciproques des savoirs des uns et des autres, des uns par les autres ?

Pourrions-nous interroger nos propres hiérarchisations des savoirs, des chemins de formation, d’instruction, d’éducation, des méthodes, des systèmes et des contextes d’apprentissage ? Et donc des personnes ? Les savoirs ne sont-ils pas toujours le résultat de cheminements individuels et collectifs à reconnaître ?

La richesse du multiple, du pluriel, de l’hétérogène, si souvent perçu comme handicap, est une richesse qu’il nous est toujours difficile de percevoir, qu’il est impossible de mesurer. Parce que “ le multiple est le possible même.  �

N’est-ce pas contre une culture de la déqualification et en particulier de la déqualification des savoirs les uns par les autres que s’organisent les réseaux qui nous intéressent ici, et des réseaux tels que les réseaux d’échanges réciproques de savoirs ?

Nous avons encore à apprendre à penser, les situations sociales, pédagogiques, politiques, économiques, culturelles, à partir de perspectives multiples. Nous ne résoudrons aucun des problèmes de nos sociétés, l’exclusion, la violence, l’ignorance, sans les savoirs de tous ceux qui sont concernés. Comment, où, quand pourrions-nous apprendre à considérer les savoirs de tous ceux qui sont concernés comme des richesses, comme des valeurs à connecter ? Et à considérer la coopération entre tous ceux qui sont concernés comme une valeur qui donne valeur à leurs savoirs ? C’est un travail essentiel à faire sur la notion de “ concernement �.

Les savoirs comme valeurs, et la valeur des savoirs dépendent de ce qu’ils produisent. Produisent-ils des relations ou de l’exclusion, de la solidarité ou de la rivalité, de la projection collective ou de l’individualisme, de la coopération ou de la compétition, de la parité ou de la hiérarchie, de l’amitié ou de la violence ?

Le manque - l’ignorance conçue comme conscience de ses manques en matière de savoirs - est une valeur en ce qu’il est un double signe : signe à soi-même de ce que l’on peut tenter d’apprendre ; signe à autrui de ce que l’on attend quelque chose de lui pour apprendre. La capacité à savoir et à dire que l’on ne sait pas, ou que l’on ne sait pas seul, ne pourrait-elle être un critère de responsabilité, y compris politique, de représentativité ? N’est-elle pas source de la tolérance et de la coopération : “ La tolérance n’est pas une concession que je fais à l’autre, elle est la reconnaissance de principe qu’une partie de la vérité m’échappe.  � (Paul Ricœur)

La réciprocité comme expérience vécue. Qui instaure la parité. Proposée comme démarche de formation efficace et cohérente. Qui signifie un choix de la primauté absolue de toutes les personnes. Qui peut s’approcher à travers cinq de ses facettes, interactives et en « hologramme ».

Le droit de “ donner et recevoir � comme Droit de la Personne Humaine. Les RERS sont une invitation à partager les savoirs, sans compter. Ils affirment le droit, pour chaque humain d’apporter sa contribution positive au bien commun ; de « se savoir attendu ». “ Le don crée de la valeur, puisque celui qui acquiert n'appauvrit pas celui qui donne et que le donateur s'enrichit de donner  � doublement lorsqu’il s’agit de « savoirs ».

Les RERS sont un choix concret et délibéré de construire des lieux et liens paritaires, instaurateurs de parité, générateurs de parité, vérificateurs de parité, où peut se vivre une tension choisie vers la parité considérée comme valeur centrale. Parité nécessaire pour apprendre car je n’entends ce que me dit l’autre que s’il me parle en égal. Parité affirmée par le choix de la démocratie : un citoyen, une voix. Je ne puis être citoyenne à part entière si d’autres sont considérés et se considèrent comme de sous-citoyens.

Pour offrir et demander des savoirs, chacun explore ses propres parcours et repère, nomme, décrit ses savoirs et ses désirs et besoins d’apprendre ; il les inscrit dans une dynamique sociale comme objet social considéré et à reconsidérer. Chacun est doublement “ gagnant � dans les deux rôles d’offreur et de demandeur de savoirs. En se constituant offreur,  il est doublement gagnant. D’une part, parce qu’il vit ce sentiment valorisant d’être utile par ses savoirs ; il applique sa créativité à la recherche de méthodes. D’autre part, parce qu’il apprend en enseignant. En refaisant son propre parcours de son propre apprentissage de ce qu’il se prépare à enseigner, il y intègre ce qu’il a vécu depuis, expériences, nouveaux savoirs, nouvelles questions, nouveaux points de vue. En reformulant ses savoirs, il les rationalise, et même les réactive. En répondant aux questions d’autrui, il regarde ses savoirs d’ailleurs, il fait émerger des ignorances sues et non sues, il éprouve le besoin de retourner aux sources, de réapprendre, il formule à nouveau et peut-être autrement, il se donne la chance de déconstruire ses évidences.

En se constituant demandeur, il apprend, parce que, pour apprendre, il est nécessaire de se constituer intérieurement demandeur, chercheur, constructeur de savoirs. Et il découvre et expérimente que la “ mise en mouvement � qu’il fait en lui pour apprendre est occasion pour l’autre de se mettre aussi en mouvement et de s’enrichir.

Chacun est doublement « doublement » gagnant ; le gain de chacun augmente le gain de l’autre et réciproquement.

Les deux rôles s’apprennent conjointement et dialogiquement. Ce faisant, on apprend ce qu’est apprendre. On apprend les relations entre apprendre et enseigner. Et les relations entre enseignant et apprenant : relation juste et bonne distance, associés pour se faire réussir mutuellement dans leur rôle respectif.

Appliquer la réciprocité à la construction du système de formation, des méthodes et outils, c’est, du coup, pouvoir peut-être apprendre à questionner les modes d'accès aux savoirs proposés, à transformer ses représentations, à situer, relativiser. Et à construire, coopérativement, les réseaux sociaux dont on a besoin, pour se former à utiliser et transformer ces réseaux sociaux existants comme véritables réseaux de savoirs, comme « capital social » (Bourdieu, P., 1992) à enrichir en permanence.

L’organisation souple où chaque personne ou groupe, auteur/acteur du réseau, unique et libre, peut se relier à chacun et à tous pour faire cheminer, entre ces personnes, entre ces groupes, entre ces groupes et ces personnes, ce qu'ils ont choisi de relier et mettre en commun, et/ou pour atteindre un objectif commun. “ Le réseau a autant de centres que de carrefours, exactement autant que l'on veut, tout autant que de chemins.  �Chacun accorde de l'importance aux objets, aux biens, aux valeurs, aux énergies, aux ressources, aux questions, aux savoirs qui circulent, et à ceux qui les font circuler, dans un mouvement, toujours inachevé, de reconnaissance mutuelle.

La métaphore du maillage, du tissage favorise l’intuition et la représentation de ce type de réseaux. Maillage structuré par des règles construites coopérativement, instauratrices de processus individuels et collectifs. Maillage créateur et structurant d'un système social en mouvement, complexe et ouvert. Ce sont des modèles en réorganisation constante, dans un processus infini d'auto-éco-ré-organisation.

Ce qui circule, dans cette organisation souple, ce que cette organisation souple a choisi de faire circuler entre ses membres. Des savoirs, des systèmes d’influence, des informations, des outils, des écrits théoriques… ?

Le cheminement de ce qui circule entre des personnes, des personnes et des groupes, des groupes ; et les caractéristiques de ces cheminements. Les parcours, leur diversité et la multiplicité des choix possibles de parcours (y compris pour une même personne) et dans les parcours. L’organisation ne les hiérarchisera pas ; seule, chaque personne pourra le faire pour elle-même.

L'ensemble des personnes reliées qui se considèrent membres du réseau et qui choisissent de s’organiser en réseau. On dit “ le réseau �, “ mon réseau �, on va contacter, ou réunir… le réseau �. Sentiment d’appartenance : j’y contribue et il est une ressource pour moi.

Par exemple, les RERS sont des réseaux ouverts plutôt que fermés, secondaires informels2 (complémentaires des réseaux primaires3 ou secondaires formels4), transversaux (à travers des intérêts différents, et selon des durées, espaces et modalités liés à ces intérêts), horizontaux (paritaires) et non verticaux (hiérarchique, échelle sociale). Ils privilégient l’instituant sans nier l’importance de l’institué. Fondés sur des types de proximités topologiques ou géographiques, ils tentent de décloisonner cultures, groupes sociaux, métiers, relations affectives, implications et motivations. Les rencontres qu’ils permettent sont réelles et non virtuelles. Ce sont des réseaux associatifs5 pouvant s’articuler avec des réseaux institutionnels, professionnels, d’entreprises6 ou s’inscrire à l’intérieur de ceux-ci.

C’est ce qui relie et se relie qui définit le réseau.

  • Des personnes ? Comment choisissent-elles de se définir, de se choisir, de se reconnaître ?

  • Des objets matériels (argent, outils d’informations…) ? Des objets sociaux (des relations, du pouvoir, de la culture, de l’expertise…) ? Des objets symboliques (de la reconnaissance, de la renommée…) ?

  • Des collectifs, des “nous â€? multiples, collectifs, réseaux dans les réseaux, plus ou moins organisés, plus ou moins stables dans le temps en fonction de leurs intérêts (systèmes d’appartenances, systèmes d’informations, systèmes d’action, de décision, d’évaluations, associations, institutions… ) ?

Pourquoi et comment veut-on faire un réseau, relier des personnes, des expériences, des savoirs, des projets ? Quels en sont les régulateurs éthiques ? Quelles sont les valeurs revendiquées par chacun et tous ? Qu’est-ce qui fait valeur concrètement pour chacun ?

A quoi reconnaîtrons-nous que nous nous organisons vraiment en réseaux, que nous fonctionnons en réseau, que nous nous relions « en réseaux » ?

Complexité et répartition de la complexité, souplesse, porosité, fluidité, ouverture, parité et -réciprocité, nous ne développerons pas ici ces caractères des systèmes ouverts que veulent être les réseaux qui nous intéressent.

Par quelles pluralités les éléments du réseau sont-ils régis ? Par des pluralités multiples ? Par exemple, dans les RERS, nous sommes attentifs à la pluralité des milieux sociaux, des âges, des cultures, des savoirs, des façons d'apprendre, des motivations, des utilisations des savoirs appris, des temporalités, des espaces sociaux, des lieux, des configurations relationnelles des apprentissages, des modèles référentiels, des effets des réseaux. “ Le multiple est le possible même, il peut être l'ensemble des choses possibles. Il n'est pas la puissance, il est l'inverse même du pouvoir, mais il est la capacité... le multiple est ouvert... nous ne pouvons prévoir qui va naître de lui. Nous ne pouvons savoir ce qui est en lui, là ou ici. Nul ne sait, nul ne saura jamais comment un possible coexiste avec un possible, et peut-être coexiste-t-il par une relation possible. L'ensemble est traversé de relations possibles. �7 .

Chacun est centralement intéressant en ce qu'il est centralement intéressé. Chacun peut devenir centralement intéressé, s'il est reconnu comme centralement intéressant par ses richesses, ses attentes, ses manques, ses questions.

  • Dans un réseau, on s'aperçoit vite qu'il y a toujours un centre organisateur, coordinateur, plus ou moins étendu ou hétérogène.

  • On découvre une absence de centre d'où l'on voit et maîtrise tout.

  • Centre ? Pas de centre ? Plusieurs centres ? A terme, tous centres ?

La notion de centralités ne peut-elle apporter des pistes intéressantes de ce point de vue ? Si « centralité » est définie comme « façon d’être central », alors on mesure qu’il pourrait y en avoir « sans limites », au moins tout autant que de personnes, de collectifs, d’intérêts, d’engagements et d’implications, de responsabilités.

On pourrait dire finalement qu'un réseau ouvert concrétise solidairement des concepts apparemment opposés. Là, ils s'enrichissent, se tissent, prospèrent de toutes les complexifications proposées, se renforcent mutuellement : phénomènes d'acentrisme, centrisme, polycentrisme et multicentrisme conjugués.

Un « réseau » pourrait s’évaluer comme réseau à l’aune de l’augmentation et de la diversité de ses centralités.La fluidité

Le flux des entrées et des sorties assure la régénération du réseau. Mais l'organisation doit pouvoir maîtriser les flux : trop d'entrées sans mises en relations, c'est l'apoplexie, trop de sorties non comprises ni compensées, c'est l'anémie, on ne répond plus aux offres et demandes.

Mais les conditions de cette fluidité qui rend le réseau « vivant » est que chacun se sente libre d'entrer et sortir, de revenir ou pas, d'apporter ses attentes spécifiques.

Il est important de faciliter à chacun la circulation dans les différents savoirs (ou les différents “ objets � autour desquels se tisse le réseau) ; de n’enfermer personne dans un type de savoirs et d'apprentissages (ou d’actions), ce qui recréerait un fort cloisonnement social, ou même un risque de stigmatisation qui empêche la personne elle-même de diversifier ses possibles.

Un réseau se propage ou se prolonge en continu, de proche en proche. Il s’appuie, pour se constituer, s’ouvrir, s’organiser, se projeter et se mettre en mouvement sur les capacités relationnelles de chacun  de ses membres, sur leur désir de rencontrer autrui, leur “ sollicitude pour autrui 8�, et sur des possibilités réelles et conscientes (non idéalisées, non fantasmées) de créer des liens.

La société crée des formes antagonistes de visibilité selon ses membres et leur niveau de reconnaissance sociale. Ceux qui bénéficient de reconnaissance sont visibles par leurs réussites, statuts, idées, modes de participation. Ils "comptent". On remarque leur absence et leur présence. En revanche, du point de vue de leur vie privée intime, ils sont invisibles. D'autres sont devenus invisibles pour leurs concitoyens en termes de reconnaissance sociale, on ne sait pas leurs richesses humaines ; ils ne "manquent" nulle part. Ils doivent être discrets et ils sont des "oubliés" des systèmes. Mais ils doivent rendre visible leur vie privée pour obtenir les assistances nécessaires. La chute sociale, c'est l'inversion brutale de ces visibilités.

Le réseau propose à tous d'être visibles en termes de reconnaissance. Dans les RERS, ils seront « reconnus » par les savoirs qu'ils proposent de mutualiser, l'intelligence de leurs chemins d'apprentissages, leur capacité d'apprendre mise en mouvement. Ils sont protégés (invisibles) du point de vue de la vie intime et de ce qui ne se dit que dans des relations amicales, respectueuses et affectueuses (ou thérapeutiques). Au fond, repérer ses savoirs, les nommer, c'est se nommer par ses savoirs et ses manques. C'est se renommer et s’inscrire ainsi dans une dynamique collective, c'est inscrire ses offres et demandes, c'est-à-dire soi-même, dans une renommée circonstanciée, régulée par la juste place d'autres renommées, tempérée par la réciprocité des relations, par le respect mutuel, par l'extrême singularisation et diversification des renommées possibles. Dans un réseau, pour qu’il continue à fonctionner en réseau, il est nécessaire de mutualiser de la reconnaissance sociale.

Autrement dit, ne reconnaît-on pas que le réseau a fonctionné, s’il produit du réseau ?

Si pour les membres du réseau, il y a ouverture, élargissement et hétérogénéisation de leurs réseaux personnels…

S’ils expérimentent des participations à d’autres réseaux : associatifs, informels…

S’ils se rapprochent des institutions, les dédramatisent, les analysent, les utilisent mieux, et même les  mettent en questions… 

Alors, sans doute, le réseau s’est “ comporté � en réseau !

Si le réseau a permis que se créent de nouveaux réseaux à l’intérieur du réseau, avec d’autres réseaux ; de nouveaux projets, portés à l’interne ou avec d’autres…

Si le réseau est, lui-même, en mouvement…

S’il génère des dynamiques de métissage de réseaux, de butinage réciproque, de coopération entre réseaux…

Alors, sans doute, le réseau s’est “ comporté � en réseau !

Si les réseaux “ ne consacrent pas plus de temps à se court-circuiter entre eux qu’à remplir leur rôle…

S’ils montrent un souci constant de conjuguer les intérêts de leurs membres avec l’intérêt général…

S’ils ne se liguent pas entre eux pour barrer la route à ceux qui ne s’inféodent pas à eux 9

Si les fruits collectifs et fruits individuels se “ potentialisent �…

Alors, sans doute, le réseau s’est “ comporté � en réseau !

“ Il nous faut apprendre à penser autrement � recommande Edgar Morin. La difficulté que nous éprouvons, jour après jour, à faire des réseaux, vivre en réseau, penser en réseau, décider, agir et évaluer en réseau, n’est pas étonnante. Il s’agit d’une “ culture �, d’un mode d’être, de dire, de faire. Nous avons été formés dans des systèmes verticaux, hiérarchiques, centralisés, compétitifs et binaires, stables, programmés et programmant. Or “ le réseau � appelle (et crée) une culture de démarche plutôt que de programme, où l’on prend en compte l’aléatoire, l’inattendu, où une place est donnée à l’imprévisible. C’est une culture de la rencontre comme occasion d’ouverture, d’inventivité, d’enrichissement des perspectives.

Penser en réseau, c’est relier, en soi, des personnes, des savoirs, des perspectives ; c’est penser les paradoxes, chercher à les résoudre plutôt par des paradoxes englobants que par réduction.

Penser le savoir, c’est considérer chaque savoir, comme un réseau de savoir, un complexe de savoirs.

Penser chaque savoir comme inscrit dans un réseau de savoirs, c’est travailler à la fois sur la fierté et l’humilité nécessaires pour se relier en réseau.

Les « réseaux » peuvent émietter le social, ou, au contraire, relier les individus dans des systèmes/cocons fermés créant des corporatismes, des dépendances d’autant plus dangereuses qu’elles ne sont pas manifestes. Ils peuvent faire perdre la conscience du bien commun.

Comment le réseau peut-il faciliter cette conscience de l’importance du bien commun ?

Comment peut-il s’organiser selon des règles démocratiques ?

Comment s’y prennent les décisions collectives ?

Comment peut-il favoriser choix et capacités de vivre ensemble ?

La notion de « communal-réseau » me semble intéressante en ce sens. Elle désignerait l’ensemble des personnes qui décident ensemble de s’organiser en réseau. Elle fait référence aux communaux villageois, qui appartiennent à tous les villageois, qui peuvent tous en tirer des ressources, mais ne peuvent le faire qu’autant qu’ils les entretiennent et les enrichissent tous. Elle implique qu’il est nécessaire de construire coopérativement des règles du jeu de ce type de vivre ensemble.

Les RERS, comme d’autres systèmes de formation « en réseaux », seraient des communaux symboliques (ce qui nous met ensemble) de notre époque. C’est pourquoi je crois que nous n’en sommes qu’au début de leur connaissance et de leurs potentialités. Il nous faut, sans doute, les pratiquer, les penser, les ressentir avec beaucoup d’attention, de finesse, de coopération et de tolérance entre nous.

Le réseau peut être considéré comme un essai pour conjuguer le singulier et le coopératif, et peut-être même l’universel, en particulier dans le champ de la formation.

L’organisation en réseaux, ouverts, transversaux, paritaires, peut fortement contribuer :

  • à faire de la formation un temps et un espace où l’on donne sens à ce que l'on est et à ce que l'on fait, et ce, dans et grâce à une démarche de réciprocité.

  • à repenser l’éducation comme ce processus et cette chance où chacun apprend à tirer le meilleur parti de soi-même, pour se construire et construire le bien commun.

  • à reconsidérer l’instruction comme choix de diffusion et transmission du patrimoine commun - c’est-à-dire qui, de droit, appartient à tous.  

  • à repérer et diffuser les savoirs dont les citoyens ont besoin actuellement - savoirs émergents ou savoirs confisqués – pour participer aux débats démocratiques indispensables (écologie, génétique, économie, politique… pour devenir, de plus en plus, des citoyens capables de jugement raisonné et instruit, capables d'exercer un rôle d'acteur social, capables de s'associer librement (Condorcet).

  • à développer, conjointement, les apprentissages de connaissances, de savoir-faire, de savoir-être et du vivre ensemble. Leur dissociation risquerait, en effet, de renforcer les ségrégations, les stigmatisations, les exclusions, les désappropriations et les injustices.  

Nous aurions de plus en plus intérêt à croiser les réseaux humains de proximité et les réseaux humains s’appuyant sur les technologies de la distance. Et peut-être à entrer dans des dynamiques de butinage réciproque. Une étude a été réalisée en ce sens, sous la direction de Jacques Perriault, avec des RERS et des organisations hybrides (mêlant le travail de proximité et les N.T.I.C). Après cette étude, il serait intéressant de passer à des expérimentations.

Pour citer cet article :  Héber-Suffrin Claire (2005). "Des réseaux d’échanges réciproques de savoirs aux « communaux-réseaux » ?".  Actes des 5 et 6èmes Rencontres Réseaux Humains / Réseaux Technologiques.  Poitiers et La Rochelle,  16 et 17 mai 2003 – 25 et 26 juin 2004.  "Documents, Actes et Rapports pour l'Education", CNDP, p. 39-52.

En ligne : http://edel.univ-poitiers.fr/rhrt/document625.php

Notes

1 Voir, en annexe, un schéma indiquant la diversité des personnes, des savoirs, des lieux, des temps, des durées, etc.
2 Les réseaux associatifs, syndicalistes, mutualistes...
3 Ce sont les réseaux familiaux, amicaux, de voisinage.
4 Ce sont les institutions et réseaux d’institutions.
5 Groupements de personnes réunies dans un dessein commun non lucratif. Elles peuvent être associations de fait, régies ou non par Loi de 1901 sur les associations.
6Par exemple : des réseaux dans des établissements scolaires, où les élèves choisissent librement de participer, des réseaux dans la formation d’enseignants, des réseaux d’échanges sur leurs pratiques entre travailleurs sociaux.
7 Michel Serres, Genèse, 1982, Paris, Grasset, p 45.
8 Paul Ricœur
9 M.F. (Châlette-sur-Loing) in “  Le courrier des lecteurs �,  L’événement du jeudi, du 22 au 28 août,  1996

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n° 5-6

  • Claire Héber-Suffrin

    Maître de conférences honoraire, présidente du Mouvement des réseaux d’échanges réciproques de savoirs.

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Des réseaux d’échanges réciproques de savoirs aux «

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